mercredi 7 décembre 2005

[Aletheia n°84 - annexe] Anniversaires, souvenirs et considérations en vrac - texte de Jean Madiran

Texte de Madiran - en annexe à Aletheia n°84 - 7 décembre 2005
Anniversaires, souvenirs et considérations en vrac
PRÉSENT — Mardi 29 novembre 2005
Il y a cinquante ans paraissait, aux Nouvelles Editions Latines de Fernand Sorlot, le premier livre signé « Madiran » : Ils ne savent pas ce qu’ils font. L’ouvrage traitait de la « non-résistance au communisme » dans toute une partie, mais la plus coruscante et la plus répandue, de la presse catholique d’appellation contrôlée. Il analysait le magistère politique qu’y exerçait le catholique Beuve-Méry (Hubert), directeur du journal Le Monde, réunissant autour de lui, en un discret déjeuner hebdomadaire, des personnalités dirigeantes ou influentes de la presse catholique sournoisement de gauche, telles que Georges Hourdin, Ella-Blanche Sauvageot, Stanislas Fumet, le P. Boisselot… L’évêque de Troyes (que je ne connaissais pas) s’enthousiasma pour ce livre et en fit l’éloge dans son bulletin diocésain. Craignant sans doute la contagion, d’évêché en évêché, d’une telle approbation, la direction (de fait) de l’épiscopat français y mit tout de suite le holà par une sévère mise en garde publique. La Croix, que je n’avais pas mise en cause, ouvrit le feu contre moi. La consigne courut les presbytères de prêcher le dimanche contre mon livre et ma personne. Cela fit un beau raffut. Quand le curé répugnait à une telle exécution, le vicaire s’en chargeait.
C’est ainsi qu’un dimanche, dans ma paroisse, le vicaire monta en chaire (cela se faisait encore) pour dire tout le mal qu’il fallait penser de ce livre pernicieux. Le curé de la paroisse, le chanoine Collin, m’honorait de son amitié, mais le vicaire n’en savait rien et ne me connaissait pas. Son argumentation enflammée assurait que le livre avait l’odeur d’une parenté coupable avec l’Action française, laquelle avait été condamnée par le Pape comme une renaissance du paganisme. A l’issue de la messe, j’allai à la sacristie, où il y eut naturellement quelques éclats de voix. Je venais de rencontrer ce qui me paraissait une anomalie exceptionnelle. J’ai découvert ensuite qu’elle était une constante dans le clergé diocésain français : la disqualification définitivement acquise d’une Action française condamnée par l’Eglise pour son projet païen de rétablissement de l’esclavage. Vouloir rétablir l’esclavage, c’est la principale accusation lancée par le cardinal Andrieu en 1926, aussitôt approuvée par le pape Pie XI. En une version à peine plus subtile, c’est l’accusation répandue avec une longue persévérance par l’archevêque de Paris Lustiger, qui pendant tant d’années a eu en France une grande autorité morale sur le clergé et sur les nominations épiscopales. Pour lui, la levée de la condamnation par Pie XII n’annulait en rien la condamnation par Pie XI. Il conserve aujourd’hui encore une influence. Selon Michel Kubler dans La Croix du 4 novembre 2005, « on peut estimer que le quart des évêques actuellement en fonction » sont issus de sa mouvance.
Cette hostilité systématique à l’école d’Action française et à la pensée maurrassienne aura intellectuellement désarmé toute résistance à la domination croissante d’un très autoritaire progressisme politico-religieux, et médiatiquement disqualifié la critique des idées et des procédés marxistes. On disait : « Vous parlez comme Maurras, vous vous comportez comme un intégriste et un païen », de la même façon que sur le plan électoral on dit : « Vous parlez comme Le Pen, vous êtes donc un raciste et un populiste xénophobe. » C’est ainsi que l’on a pu aboutir à un système électoral, une presse, une télévision, une Assemblée nationale où « la droite », la seule « droite » admise à exister affiche la philosophie, les idées générales, les « valeurs » qui sont celles de la gauche la plus subversive : l’« effort vers l’égalité des chances » et la « lutte contre la discrimination sous toutes ses formes », qui constituent les deux bulldozers sociaux de l’égalitarisme le plus inhumain et le plus contre nature. La majeure partie du clergé diocésain, évêques en tête, milite aveuglément pour la lutte contre toute espèce de  discrimination. Les hommes politiques libéraux, habituellement nommés « ultra-libéraux » et considérés (en Europe) comme la droite de la droite, sont pareillement pour la dévastatrice recherche de l’égalité des chances. Je m’étais donc heurté pour la première fois, avec mon livre de 1955, à un système compact que j’avais jusqu’alors aperçu et étudié seulement dans la société marxiste-léniniste : la Russie soviétique et l’ensemble des partis communistes sous sa dépendance.
La référence polémique, contre mon livre, à la condamnation et l’inscription à l’index de l’Action française, me fit par son insistance craindre que mon livre lui aussi soit mis à l’index. Car l’index existait encore, avec une redoutable autorité : l’Index librorum prohibitorum, la liste des ouvrages prohibés, promulguée et tenue à jour par le saint-siège. Je m’étais ouvert de ces craintes à Jean de Fabrègues, le cordial et courtois directeur de l’hebdomadaire La France catholique. Il me recommanda d’aller voir de sa part le P. Gagnebet, dominicain professeur à l’Angelicum et consulteur du Saint-Office. Je courus à Rome. Physiquement, le P. Gagnebet ressemblait à l’image solide, massive et tranquille que l’on se fait de saint Thomas d’Aquin. Dès ma première visite il me rassura, on était sous Pie XII ; il me confia que si une mise à l’index se préparait, c’était plutôt celle de la revue Esprit, qui survivait à la mort, en 1950, de son fondateur, le personnaliste Emmanuel Mounier. Je commençais ainsi un nouvel apprentissage. Je n’étais plus tout à fait un blanc-bec, j’avais 35 ans, mais avec le P. Gagnebet j’entrais dans un monde nouveau, le monde de ce que j’appellerais volontiers l’ecclésiologie pratique, spécialement celle de la Curie romaine. Souvent, pour un point de doctrine auquel il était lui-même attaché, il me disait en levant les bras au ciel : « Que voulez-vous ! Les hommes de gouvernement [par exemple ceux de la Secrétairerie d’Etat] estiment que cela est tout juste bon pour occuper les professeurs…»
J’ai fréquemment et beaucoup conversé avec ce cher Père Gagnebet, ou plutôt je l’ai longuement écouté. C’était un thomiste orthodoxe plein de saine doctrine, et plein également de récits et d’observations diverses sur les choses et les gens du Vatican. Il me racontait aussi que la plupart des jeunes qui se présentaient pour devenir moines dominicains arrivaient avec un projet personnel pour réformer d’urgence l’Ordre de saint Dominique. Souvent, ils avaient aussi leur projet personnel de réforme radicale de la sainte messe. C’était comme une démangeaison générale.
A partir du P. Gagnebet et de proche en proche je fis la connaissance, dans la Curie romaine, de toutes sortes de personnages de tous rangs, du concierge au cardinal. La plupart d’entre eux accueillirent avec une tranquille philosophie la mort de Pie XII et l’élection de Jean XXIII, dans un sentiment qu’en exagérant à peine on peut résumer par l’axiome :
les papes passent, la Curie reste. Ils furent anecdotiquement surpris par l’annonce d’un concile, tout en notant que Jean XXIII donnait successivement trois raisons différentes de sa décision. Aucun ne vit venir cette « révolution d’octobre dans l’Eglise » qui allait tout bouleverser. Au contraire : le concile, pensait-on, serait très court, comme le voulait Jean XXIII, et bien encadré par les textes d’avance mis au point dans les commissions préparatoires. Ce concile imprévu serait finalement une bonne occasion :
– Les évêques, m’expliquait-on, comprennent de travers et appliquent toujours mal ce que Rome leur demande de faire. Ils ne sont pas entrés dans l’esprit des enseignements de Pie XII. Alors, on leur prépare des décrets qu’ils auront, par le concile, votés et signés, et persuadés que c’est ce qu’ils auront eux-mêmes décidé, ils le feront enfin.
Comme on le sait, ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses ont tourné.
Quant à moi, tout au long du pontificat de Paul VI (1963-1978), la plupart de mes relations vaticanes s’estompèrent peu à peu, jusqu’à devenir sans aucun intérêt. Dès 1972, je dus constater que ma réclamation publique : – Rendez-nous l’Ecriture sainte, le catéchisme romain et la messe traditionnelle, - ne rencontrait à Rome quasiment aucune sympathie. Le parti au pouvoir dans l’Eglise avait intimidé, muselé ou éliminé toute résistance.
Et le désastre se révélait. On mesurait tout d’un coup à quel point la majorité des prêtres catholiques se montraient peu attachés à la messe de leur ordination ; à la messe qu’ils avaient célébrée durant tout le concile, et même trois ou quatre ans après. Nous tentions de les avertir, en écrivant dès janvier 1970, date de l’entrée en vigueur de la messe nouvelle : « Que l’on n’imagine pas que l’on pourra aisément faire l’ALLER ET RETOUR d’une messe à l’autre. Ce qui est interrompu sera perdu pour longtemps. Ce qui est brisé ne se raccommodera pas au commandement. Ce qui est arraché ne reprendra pas racine. Non, qu’on ne s’imagine pas qu’on peut bien céder pour le moment, sous la contrainte, et qu’il sera toujours temps, à la première occasion, de revenir au Missel romain. Ce n’est pas vrai. Ceux qui ont la possibilité de maintenir, fût-ce à l’écart, en petits groupes, en catacombes ou en ermitages, la liturgie romaine et le chant grégorien, en tiennent le sort historique entre leurs mains : ils ont la responsabilité d’en assurer, tout au long de l’hiver dans lequel nous sommes entrés, la transmission vivante et ininterrompue…»(1)
Les plus anciens lecteurs de Présent se souviennent peut-être de ma nièce Sophie, qui me disait : « On t’aime bien, mais je ne comprends rien à ce que tu écris. » Elle a vingt ans de plus, comme nous tous. Elle n’a guère changé.
– Le cinquantenaire de ton premier livre, me dit-elle, ça n’intéresse personne, ni ce que tu écrivais en 1970. Tu devrais plutôt nous raconter en détail l’atmosphère des dernières années de Pie XII, des années de Jean XXIII, de la Rome de Paul VI, et tes souvenirs sur les personnages que tu as connus au Vat’ en ce temps-là.
– C’est une idée qu’on me suggère parfois. Une bonne idée ?
Pas sûr. Je ferais mieux sans doute de m’attacher à la célébration des cinquantenaires et centenaires qui vont tomber en rangs serrés.
– Par exemple le centenaire de la loi de 1905 et des batailles qui ont suivi ?
– Peut-être… Mais surtout celui du « dilemme de Marc Sangnier » et des premières grandes lignes de la « politique religieuse » de Charles Maurras. Le recueil en existe, c’est le livre intitulé justement Le dilemme de Marc Sangnier, sous-titré « essai sur la démocratie religieuse » (2). Il s’agit du grand dialogue initial du nationalisme français avec la démocratie chrétienne, commencé en juillet 1904 et terminé par « la fin de la conversation » en février 1906. Sans oublier le centième anniversaire de la fondation de la Ligne d’Action française…
– Tu crois ? réplique Sophie. Ne serait-ce pas plutôt, cette année, le centenaire de l’Institut d’Action française, si l’on en croit son actuel directeur Michel Fromentoux dans L’Action française 2000 ? Si quelqu’un doit le savoir, c’est bien lui.
– Mais il se pourrait bien qu’il compte par années scolaires : l’année scolaire 2005-2006 est l’année du centenaire de l’année scolaire 1905-1906, on peut donc fêter le centenaire en 2005. Sinon, c’est assurément 2006 : la Nouvelle bibliographie de Charles Maurras par Roger Joseph et Jean Forges, « édition définitive » de 1980, donne le 14 février 1906 pour la fondation de l’Institut d’Action française ; en 1905 avaient été fondés : la Ligue d’Action française, le 15 janvier ; et le 8 décembre, au Quartier Latin, le premier groupe d’Etudiants d’Action française. Ce premier groupe d’étudiants d’AF est exactement contemporain de la loi de Séparation datée du 9 décembre et publiée au Journal officiel du 11.
Mais pour en revenir à la création de l’Institut d’Action française, Yves Chiron lui aussi, dans sa magistrale Vie de Maurras (p. 215) donne bien « l’année 1906 »…
Sophie, qui a écouté distraitement, interrompt ce déluge chronologique :
– Tu ne vas pas continuer à chipoter sur les dates ! Des anniversaires, on en trouve à la pelle !
– Certes : mais il y a ceux qui sont plus particulièrement les nôtres, avec les enseignements qu’ils comportent et qu’il ne faut pas laisser oublier. C’est notre patrimoine intellectuel. Et sentimental aussi. Et même spirituel.
– Je vois. Tu veux attirer l’attention à la cantonade sur le très proche cinquantenaire, en mars 2006, de la fondation d’Itinéraires avec Henri Charlier, Louis Salleron, Marcel Clément, Henri Pourrat, Marcel De Corte, Henri Massis… Tu comptes y inviter le ministre de la culture ?
– Je pense surtout qu’en 2006 viendra le 25e anniversaire de Présent. Non pas du numéro 1, qui parut le 5 janvier 1982, mais de la fondation, laborieuse et résolue, qui va du 2 mars 1981, date de la décision prise par François Brigneau, Bernard Antony et moimême, jusqu’à l’automne 1981, où parurent le numéro zéro et le numéro double zéro.
– Mais Présent sera-t-il encore vivant en mars 2006 ? et à l’automne ?
– Si la mémoire est vivante, si elle est assez vivante, si elle est aussi vivante dans notre public que dans nos cœurs, elle animera indomptablement le quotidien de la France française.
JEAN MADIRAN.
(1) Editoriaux et chroniques, tome II, p. 243 (aux Editions Dominique Martin Morin)
(2) Cet ouvrage est lui-même recueilli, avec La politique religieuse et avec L’Action française et la religion catholique, en un gros volume sous le titre : La Démocratie religieuse (Nouvelles Editions Latines).