mercredi 27 août 2008

[Alethéia n°130] "Frère Roger est formellement catholique" - Le cardinal Kasper ne le dit plus

Le jour des obsèques de Jean-Paul II, le cardinal Ratzinger avait donné la communion catholique à Frère Roger, déjà très affaibli. L’image avait stupéfait les journalistes présents – j’en ai eu des témoignages directs – parce que tout le monde croyait le fondateur de Taizé encore protestant.
Plusieurs des cardinaux présents avaient été étonnés d’une telle communion catholique. Interrogé après la cérémonie par le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, le cardinal Kasper, en charge de l’œcuménisme à Rome, avait répondu : « Frère Roger est formellement catholique ». L’expression m’avait été rapportée par Mgr Séguy, ancien évêque d’Autun. Elle m’a été confirmée par un des intéressés, le cardinal Barbarin, dans une lettre.
La communion catholique de Frère Roger n’avait pas étonné Mgr Séguy puisque c’est son prédécesseur, Mgr Le Bourgeois, qui avait donné, pour la première fois, la communion catholique à Frère Roger en 1972. Cette communion, le fondateur de Taizé l’a reçue ensuite de manière continue, jusqu’à sa mort, et n’a plus communié à la cène protestante qui continuait à être célébrée à Taizé en parallèle à la messe catholique.
Mais cette communion catholique de Frère Roger restait inconnue de nombre de catholiques, de nombre de cardinaux, de nombre d’évêques. La preuve : la demande étonnée du cardinal Barbarin en 2005.
Quand, il y a deux ans, j’ai évoqué la « conversion » de Frère Roger dans Aletheia – article relayé par le Monde –, la tempête médiatique a été considérable (des centaines d’articles en France et à l’étranger). Taizé a opposé un démenti, un évêque a cru nécessaire de faire une déclaration (plutôt méprisante à mon encontre).
La biographie de Frère Roger que j’ai publiée, il y a quelques mois[1], a approfondi la question en apportant des éléments dont certains étaient inédits : son grand-père séminariste catholique avant de passer à l’Eglise vieille-catholique puis à l’Eglise réformée ; sa confession habituelle à un prêtre catholique depuis la fin des années 50 ; son approfondissement continu du mystère de l’Eucharistie catholique ; sa communion exclusivement catholique à partir de 1972 ; sa reconnaissance, à partir de la même époque, de la nécessité du « ministère d’unité » du Pape.
Taizé a ignoré ce livre. La Croix l’a censuré. En revanche de nombreux bulletins diocésains, de nombreux sites internet diocésains, les réseaux de librairies catholiques, plusieurs titres de la presse protestante, une partie de la presse catholique l’ont accueilli favorablement.
L’Osservatore romano, dirigé désormais par l’historien italien Giovanni Maria Vian, publie un long entretien avec le cardinal Kasper sous le titre : « Roger Schutz, le moine symbole de l’œcuménisme spirituel »[2].
Le cardinal Kasper rappelle ses liens étroits avec Frère Roger. Il rappelle qu’il a « présidé la liturgie de ses obsèques dans la grande église de la réconciliation à Taizé ». Le journaliste interroge le cardinal : « Que penser de l’expression selon laquelle Frère Roger serait devenu “formellement“ catholique ? ».
Le journaliste, qui connaît bien son sujet, fait clairement référence à la réponse donnée le jour des obsèques de Jean-Paul II. Cette fois, le cardinal Kasper répond plus longuement. Pour ne pas trahir la pensée du président du Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des Chrétiens, voici le passage en son entier :
Au fil des années, la foi du prieur de Taizé s’est progressivement enrichie du patrimoine de foi de l’Eglise catholique. Selon son propre témoignage, c’est bien en référence au mystère de la foi catholique qu’il comprenait certaines données de la foi, comme le rôle de la Vierge Marie dans l’histoire du salut, la présence réelle du Christ dans les dons eucharistiques et le ministère apostolique dans l’Eglise, y compris le ministère d’unité exercé par l’Evêque de Rome. En réponse, l’Eglise catholique avait accepté qu’il communie à l’eucharistie, comme il le faisait chaque matin dans la grande église de Taizé. Frère Roger a reçu également la communion à plusieurs reprises des mains du Pape Jean-Paul II, qui s’était lié d’amitié avec lui depuis le temps du Concile Vatican II et qui connaissait bien son cheminement dans la foi catholique. En ce sens, il n’y avait rien de secret ou de caché dans l’attitude de l’Eglise catholique, ni à Taizé ni à Rome. Au moment des funérailles du Pape Jean-Paul II, le Cardinal Ratzinger n’a fait que répéter ce qui se faisait déjà avant lui dans la Basilique Saint-Pierre, du temps du défunt Pape. Il n’y avait rien de nouveau ou de prémédité dans le geste du Cardinal.
Dans une allocution au Pape Jean-Paul II, dans la Basilique Saint-Pierre, lors de la rencontre européenne de jeunes à Rome en 1980, le prieur de Taizé décrivit son propre cheminement et son identité de chrétien par ces mots : « J’ai trouvé ma propre identité de chrétien en réconciliant en moi-même la foi de mes origines avec le mystère de la foi catholique, sans rupture de communion avec quiconque ». En effet, frère Roger n’avait jamais voulu rompre « avec quiconque », pour des motifs qui étaient essentiellement liés à son propre désir d’union et à la vocation œcuménique de la communauté de Taizé. Pour cette raison, il préférait ne pas employer certains termes comme « conversion » ou adhésion « formelle » pour qualifier sa communion avec l’Eglise catholique. Dans sa conscience, il était entré dans le mystère de la foi catholique comme quelqu’un qui grandit, sans devoir « abandonner» ou « rompre » avec ce qu’il avait reçu et vécu avant. On pourrait discuter longuement du sens de certains termes théologiques ou canoniques. Par respect du cheminement dans la foi de frère Roger, toutefois, il serait préférable de ne pas appliquer à son sujet des catégories qu’il jugeait lui-même inappropriées à son expérience et que d’ailleurs l’Eglise catholique n’a jamais voulu lui imposer. Là encore, les paroles de frère Roger lui-même devraient nous suffire.
On ajoutera, justement, une parole de Frère Roger. Lors d’une commémoration à Cluny (proche de Taizé), le Père Abbé d’une abbaye bénédictine bien connue avait interrogé frère Roger : « Combien y a-t-il de frères catholiques dans votre communauté ? ». Le fondateur de Taizé avait répondu : « Nous sommes tous catholiques, à part un ou deux vieux frères protestants ».
C’est le Père Abbé qui m’a rapporté cette réponse. Taizé refuse le mot de « conversion », le cardinal Kasper aussi. Mais le qualificatif « catholique » doit-il être refusé aussi et fait-il partie de ces « catégories inappropriées » dont parle le cardinal Kasper?
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[1] Frère Roger. Le fondateur de Taizé, Perrin, 416 pages. En librairie ou 20 euros franco auprès d’Aletheia.
[2] On trouve aussi le texte intégral de l’entretien sur l’excellent site de Sandro Magister www.chiesa.

mardi 5 août 2008

[Aletheia n°129] Une interview de Mgr Tissier de Mallerais

Mgr Bernard Tissier de Mallerais a répondu aux questions de la revue américaine The Angelus. Il est utile de faire connaître intégralement ses déclarations aux lecteurs francophones. La traduction publiée ici est parue sur internet. Je l’ai retouchée en quelques endroits d’après l’original américain. 
The Angelus : Après 20 ans d'épiscopat, que pensez-vous de l'état de l'Eglise?
Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Jean-Paul II n'a rien fait pour reconstruire la Foi. La grande apostasie s'est amplifiée, la jeunesse est presque entièrement perdue dans l'impureté et dans les drogues. La liberté religieuse et les droits de l'Homme ont complètement détruit la royauté sociale du Christ. Nous vivons la grande apostasie dont parle saint Paul aux Thessaloniciens : “venerit discessio primum” (II Thess. 2,3).

The Angelus : Quelque chose a-t-il changé dans la Fraternité[1] ? Et si oui : quoi?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : De quelle société parlez-vous ? De la Fraternité Saint Pie X ? Bien sûr, la Fraternité a grandi, Dieu merci, passant de 150 à 450 prêtres ; le nombre de frères a doublé. Peu de nouveaux prieurés ; il vaut mieux consolider la vie en commun des prêtres ! Mais beaucoup de nouvelles missions, partout. Pas beaucoup de nouveaux pays, ce n'est pas nécessaire. Nous devons nous développer là où nous avons débuté. C’est suffisant.

The Angelus : Combien de pays avez-vous visités depuis votre sacre ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : À peu près tous les pays dans lesquels nos prêtres travaillent, sauf le Japon et la Corée. Combien cela fait-il ? Sans doute plus de 30 ou 40.

The Angelus : Qu'est-ce qui vous a impressionné chez les fidèles, quand vous voyagez pour confirmer ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Le grand nombre de familles nombreuses, bien sûr. Parfois plus de 10 enfants - c'est merveilleux ! C'est l'effet de la Grâce du Saint Sacrifice de la messe. Et, cela va avec, les nombreuses écoles de garçons ou de filles ouvertes, des écoles primaires à proximité de nos prieurés dans beaucoup d'endroits. Une église, un prieuré, une école : c'est maintenant l'unité normale.

The Angelus : Qu'aurait-il pu se passer sans les sacres ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Nous serions morts : des prêtres âgés, seulement des prêtres âgés, des Frères âgés, des Sœurs âgées, des séminaires vides et morts ; et pas de Fraternité Saint-Pierre ni tout le reste. La tradition serait morte. Les sacres d'évêques ont été un "acte sauveur" [en français dans le texte]. L'"opération survie" a été un succès complet, grâce à Dieu et grâce à l'acte héroïque de Mgr Lefebvre.

The Angelus : La situation avec Rome est-elle plus encourageante vingt ans après ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Non, rien n'a changé. À part le motu proprio du 7 juillet 2007, qui est un miracle inattendu, et qui change radicalement la pratique du Saint-Siège vis-à-vis de la messe traditionnelle. Mais en pratique, peu de prêtres reviennent à la Tradition. Seuls de jeunes prêtres, quelques-uns parmi eux, sont intéressés. Mais pour ce qui est de la liberté religieuse, des droits de l'Homme, de l'intérêt que Rome porte à notre travail : rien n'a changé - induratio cordium ! Un endurcissement des cœurs, un aveuglement des esprits.

The Angelus : Que voudriez-vous dire à ceux qui prédisaient, en 1988, que la Fraternité Saint Pie X créait une Eglise parallèle ? L'histoire ne leur a-t-elle pas donné tort?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Je vous réponds : où est l'Eglise, mes chers ? Reconnaissez l'arbre à ses fruits. Là où sont les fruits, là est l'Eglise. Je ne veux pas dire que l'Eglise se réduit à la Fraternité, mais que son cœur est dans la Fraternité. La vraie Foi, l'enseignement vrai, les sacrements non abâtardis (the non-bastard sacraments) : tout cela est dans la Fraternité. Partout ailleurs, il y a un mélange plein de compromis à cause du libéralisme et de la faiblesse d'esprit. L'Eglise parallèle, c'est la néo-Eglise de Vatican II : son esprit, sa nouvelle religion ou non-religion (her new-religion or no-religion).

The Angelus : Quel est le développement le plus important des vingt dernières années ? La mort de Monseigneur [Mgr Lefebvre] ? L'élection de Benoît XVI ? Le Motu Proprio ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : La réponse, c'est notre persévérance, notre existence. La continuation miraculeuse de la Tradition. Les sacres d'évêques étaient un simple moyen pour tendre à ce but. Non, la mort de Mgr Lefebvre, l'élection de Benoît XVI, et ce genre de choses, ne sont pas des événements d’importance. Vraiment, il ne s'est rien passé d'important depuis vingt ans, à part le miracle de la survie de la Tradition.

The Angelus : Beaucoup de catholiques qui s'étaient d'abord battus aux côtés de Monseigneur, il y a des années, sont maintenant enclins à unir leurs forces avec Rome qui semble plus conservatrice, en s'alliant à des instituts dont le statut canonique est plus "régulier" au sein de l'Eglise.

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Oui, il y a eu beaucoup de pertes. À cause du manque de principes, de l'infidélité au combat de la Fraternité, de la recherche de compromis, de l’aspiration à la paix, du désir d'une victoire avant le temps que Dieu à prévu. Ces pauvres gens (des prêtres, des religieux, des laïcs) sont des libéraux et des pragmatiques. Ils sont séduits par les sourires des gens du Vatican, je veux dire des prélats de la Curie. Ce sont des gens qui étaient fatigués du long, long combat pour la Foi : "Quarante ans, c'est assez !". Mais ce combat durera encore trente ans. Donc : ne cessez pas, ne cherchez pas de "réconciliation,", mais combattez !
The Angelus : Quel est votre souvenir le plus marquant de Monseigneur ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Le 13 octobre 1969, quand il nous a accueilli au 106, route de Marly, à Fribourg, en Suisse, il était seul et recevait 9 séminaristes dans deux appartements qu'il louait aux Salésiens. Seul et âgé 63 ans, et commençant tout à zéro avec nous, pauvres jeunes gens ! C'était émouvant de voir comment il prenait soin de nous, nous donnant des conférences spirituelles, très simples, théologiques, à l'aide de saint Thomas d'Aquin et de son expérience de missionnaire. Un archevêque, ancien supérieur général [d’une congrégation] de 3.000 membres, ancien délégué Apostolique, et maintenant seul avec neuf jeunes gens à commencer quelque chose pour le bien du sacerdoce, quelque chose dont il ignorait le futur. Réalisez sa Foi !

The Angelus : Quel est le moment le plus marquant de votre séminaire ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Fabuleux ! Mon premier contact avec la Somme de saint Thomas d'Aquin, durant les merveilleux cours du Père Thomas Mehrle, O.P., qui chaque semaine venait de Fribourg à Ecône pour nous enseigner le Christ et Dieu. Quel délice c'était d'entendre le Père Mehrle commenter la Somme, et nous étions là, à lire la Somme en latin, le merveilleux latin de saint Thomas. Combien d'heures de délices, chaque matin, de 8 heures et quart à 9 heures, à ma table dans ma chambre, avec la Somme à méditer et à apprendre ! Et maintenant encore je continue, je fais exactement la même chose !

The Angelus : Direz-vous que le combat pour la messe a complètement changé depuis les sacres ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Absolument pas. Rien n'a changé ! La persécution contre les jeunes prêtres d'aujourd'hui qui retournent à la vieille messe est la même que la persécution contre les bons prêtres, des prêtres qui, il y a 40 ans, restaient fidèles à la messe de leur ordination. À quelques très rares exceptions, les évêques détestent la messe traditionnelle. Leur nouvelle religion s'oppose à la vraie messe, et la vraie messe détruit leur fausse religion, une religion sans sacrifice, sans expiation, sans satisfaction, sans justice divine, sans pénitence, sans renonciation à soi-même, sans ascétisme ; la religion du soi-disant "amour, amour, amour" qui n'est que des mots.

The Angelus : D'un autre côté, ne diriez-vous pas qu'aujourd'hui le combat pour la doctrine est devenu plus important ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : C'est le même combat : ratio cultus, ratio fides. La loi de la Foi est la loi de la liturgie, et la loi de la liturgie est la loi de la Foi : lex orandi, lex credendi ; lex credendi, lex orandi. La devise est vraie dans les deux sens. La messe traditionnelle est l'expression la plus magnifique de la royauté du Christ alors que regnavit a ligno Deus – Dieu a régné par le bois de la Croix. Le mystère de la Rédemption, comme expiation parfaite et surabondante des péchés, s’exprime dans la Messe traditionnelle. Au contraire, ce mystère est obscurci et estompé par la Nouvelle Messe.
En conséquence, le combat contre la liberté religieuse ne peut pas être séparé du combat pour la Messe. C'est vrai aussi du combat contre l'œcuménisme, parce que si le Christ est Dieu, Il est capable par Sa passion d'apporter expiation et satisfaction, pour tous les péchés; de même, Lui seul a le droit de conformer les lois civiles à l'Evangile. Je ne vois pas de séparation entre le combat pour la messe, le combat pour l'esprit chrétien du sacrifice, et le combat pour la royauté sociale du Christ. Les modernistes ne voient pas de différence entre leur nouvelle messe, leur refus du mystère de la Rédemption, et leur dénégation de la royauté sociale de Jésus-Christ. Tout se tient.



The Angelus : À part Mgr Rifan, Rome n'a pas donné d'évêque traditionnel aux communautés "Ecclesia Dei". Que cela signifie-t-il ? Cela ne justifie-t-il pas la décision de Monseigneur ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Oui, bien sûr. À Rome (à quelques exceptions près), ils ne veulent pas d’évêques traditionnels ! Ils n’en veulent toujours pas. La Rome occupée ne peut pas se permettre d’avoir des évêques traditionnels dans l’Eglise. Ce serait la destruction de leur destruction ! Mgr Rifan a eu le cerveau bien lavé, avant d’être « réconcilié ». Il garde la sainte messe traditionnelle, mais ne se bat plus contre la nouvelle messe, la liberté religieuse, et ainsi de suite. Il a dû arrêter le combat.
Les communautés « Ecclesia Dei » ont dû accepter de ne jamais critiquer le Concile de Vatican II ni la nouvelle messe. Ils ont été réduits au silence et ont accepté de se taire. Tel a été le prix de leur « réconciliation ».
Mgr Lefebvre avait donc entièrement raison quand il disait que seuls des évêques entièrement catholiques et entièrement libres, libres de l’influence libérale de Rome, pouvaient travailler pour le bien de l’Eglise en attendant la conversion du Pape.

The Angelus : Quels sont, selon vous, les plus grands défis auxquels la Fraternité et les fidèles devront faire face dans les années à venir ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : D’abord, notre persévérance à refuser les erreurs du concile de Vatican II. Deuxièmement, la force de notre refus de toute « réconciliation » avec la Rome occupée. Troisièmement, le développement de nos écoles, nos collèges pour soutenir une éducation catholique et aider les familles. Quatrièmement, la résistance face à la persécution par les autorités civiles, et proclamer que le christianisme est l’unique source de la civilisation.

The Angelus : Quel regard pensez-vous que Monseigneur porterait sur la crise, vu l’état des choses en 2008 ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Il dénoncerait non seulement le libéralisme – comme c’était le cas avec Paul VI – mais le modernisme, comme c’est le cas avec Benoît XVI : un vrai moderniste, avec la théorie complète du modernisme mis à jour ! C’est si grave que je ne peux pas exprimer mon horreur. Je me tais. Mgr Lefebvre, donc, crierait : « Hérétiques, vous pervertissez la Foi ! ».

The Angelus : Quel conseil donneriez-vous aux parents qui élèvent leurs enfants dans le monde d’aujourd’hui ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Ne vous contentez pas d’avoir des enfants, beaucoup d’enfants, mais élevez-les, éduquez-les ! Ne vous contentez- pas de les nourrir, de leur donner à manger ! Et envoyez-les dans des écoles vraiment catholiques, où ils seront non seulement protégés de la corruption du monde, mais seront formés pour être des chrétiens.

The Angelus : Quel conseil donneriez-vous à des jeunes gens et des jeunes filles qui envisagent la vie religieuse ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Ne l’ « envisagez » pas, ne l’essayez pas non plus, mais entrez-y avec détermination et persévérance ! Mon Dieu, combien de volontés faibles !

The Angelus : Quels sont les livres les plus essentiels, selon vous, pour les fidèles aujourd’hui ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Pour tous, leur missel (le livre de messe) et leur catéchisme. Pour les jeunes gens, des livres sur la royauté sociale du Christ. Pour les jeunes filles, des livres de cuisine, de couture, et pour aménager la maison.

The Angelus : Que voyez-vous dans les 20 ans qui viennent ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : En Europe, des républiques islamiques en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Aux Etats-Unis, la banqueroute et la guerre civile. À Rome, l’apostasie organisée avec la religion juive. En nous, de l’héroïsme, de l’héroïsme chrétien. Dans la Fraternité, le sacre de nouveaux évêques, si ça s’avère nécessaire. Je me fais vieux. À Rome, un nouveau pape ? Vraiment, s’il doit être pis encore, il n’y en a pas besoin. S’il doit être un Petrus Romanus, alors là, oui. C’est mon espérance.

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Quelques remarques

Un tel document est révélateur d’une situation — celle de la FSSPX à l’été 2008, vingt ans après les sacres accomplis par Mgr Lefebvre et Mgr de Castro Mayer — et elle témoigne de l’état d’esprit de celui qui a répondu aux questions de la revue américaine.
Mgr Tissier de Mallerais fut un des quatre évêques sacrés par Mgr Lefebvre en juin 1988. Il avait été, en mai précédent, un de ceux qui pensaient que le fondateur de la FSSPX devait accepter l’accord proposé par Rome. Pourtant il se rangea à l’avis, finalement, contraire de Mgr Lefebvre et consentit, le mois suivant, à recevoir de ses mains la consécration épiscopale.
On comprend les motivations qui ont conduit Mgr Lefebvre à choisir l’abbé Tissier de Mallerais pour être un des quatre prêtres appelés à lui succéder. Outre ses éminentes qualités spirituelles — qui apparaissent à quiconque entre en relations avec lui —, l’abbé Tissier de Mallerais avait été, en 1984 et 1985, le principal collaborateur de Mgr Lefebvre dans la rédaction des « Dubia » sur la liberté religieuse qui furent présentés à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en octobre 1985[2].
Depuis sa consécration, il parcourt le monde pour exercer une « juridiction extraordinaire » ou « de suppléance » : confirmations, ordinations, confessions. Plus discrètement, et toujours dans l’esprit de la juridiction de suppléance qu’il a théorisée[3], Mgr Tissier de Mallerais rend des sentences qui ont « valeur obligatoire ». Il le fait dans le cadre de la Commission canonique Saint Charles Borromée, créée en 1991 et qu’il préside : les sentences rendues concernent des dispenses d’empêchement de mariage, des annulations de mariage ou des absolutions de censures.
On ajoutera que Mgr Tissier de Mallerais est l’auteur de la première biographie historique de Mgr Lefebvre, publiée en 2002, aux éditions Clovis, et saluée comme telle, y compris par les revues historiques scientifiques.
Sans m’autoriser à faire un commentaire exhaustif de telles déclarations épiscopales, je me permettrai quelques remarques immédiates :

• le ton général de cet entretien est plus que pessimiste. Il témoigne, chez son auteur, d’une radicalisation qui n’est pas nouvelle mais qui s’amplifie. Est-ce là la position personnelle d’un des quatre évêques de la FSSPX, position qui n’engagerait que lui ? Ce serait oublier que, pour le commun des fidèles de la FSSPX, les positions exprimées par « leurs » évêques ne se hiérarchisent pas. Preuve s’il en est besoin, ce sont les quatre évêques de la FSSPX qui ont été interrogés par la revue. Trois ont répondu (Mgr Fellay, Mgr Williamson et Mgr Tissier de Mallerais) et The Angelus n’est pas une revue quelconque mais un des organes officiels de la FSSPX aux Etats-Unis.
• les analyses et positions exprimées par Mgr Tissier de Mallerais sont à lire comme une réponse à ce qu’a demandé le cardinal Castrillon Hoyos le 4 juin dernier (cf. Aletheia, 25.6.2008). Le président de la Commission Ecclesia Dei posait comme deuxième des cinq conditions pour aboutir à un accord entre Rome et la FSSPX : « L’engagement d’éviter toute intervention publique qui ne respecte pas la personne du Saint-Père et qui serait négative pour la charité ecclésiale ». En disant de Benoît XVI qu’il est « un vrai moderniste, avec la théorie complète du modernisme mis à jour », Mgr Tissier de Mallerais refuse de se plier aux demandes de Rome. Ces demandes, Mgr Fellay les avait déjà qualifiées d’ « ultimatum » (« shut up » avait aussi traduit Mgr Fellay pour le public américain).
L’accusation de modernisme portée contre le Pape actuel est l’accusation la plus grave que puisse porter la FSSPX contre un membre du clergé. Elle n’est pas nouvelle. Mgr Tissier de Mallerais avait déjà prétendu faire la démonstration du modernisme de Benoît XVI dans une conférence qui, à ce jour, n’a pas été publiée.
• Il ne peut y avoir d’entente avec un pape « moderniste ». C’est ce que dit expressément Mgr Tissier de Mallerais : « Refus de toute “réconciliation“ avec la Rome occupée ». Mgr Fellay avait déjà exprimé un même Non possumus, même si c’était en des termes différents.
• Le ton de Mgr Tissier de Mallerais est plus que pessimiste, il a une tonalité apocalyptique (au sens commun du terme). Il prévoit que des « républiques islamiques » existeront dans cinq pays d’Europe d’ici vingt ans. La chose lui apparaît inéluctable. Il prône un repli communautariste réduit au minimum : les chapelles traditionalistes, les prieurés, les écoles.
Quand on l’interroge sur les conseils de lecture « pour les fidèles », là aussi il énumère une sorte de minimum vital. Il semble réduire le rôle de la jeune fille et de la femme chrétienne à la cuisine, à la couture et à l’aménagement de la maison. Cela rappelle les trois K de l’Allemagne bismarckienne (Kinder, Küche, Kirche : les enfants, la cuisine, l’église). Sans évoquer la légitimité ou la nécessité du travail des femmes, même dans une vision vraiment traditionnelle de la place et du rôle des femmes dans l’Eglise militante, il est clair que les siècles passés et la situation actuelle ne cantonnent pas les femmes chrétiennes aux travaux domestiques. On ne citera pas Jeanne d’Arc ou ces pieuses laïques qui furent à l’origine des principales et considérables œuvres d’aide aux missions au XIXe siècle. Pour nous en tenir à notre XXe siècle si troublé, la militance féminine chrétienne a été bellement illustrée par un nombre considérable de femmes « engagées ». Travailler au Règne social de Jésus-Christ n’est certainement pas l’apanage des seuls hommes chrétiens : que l’on songe à Cristina Campo ou à Katharina Tangari, femmes d’énergie et d’initiatives, qui furent si proches de la FSSPX, ou à Gianna Beretta Molla, médecin, militante d’Action catholique, morte en 1962 dans un si beau sacrifice, béatifiée en 1994.
• Mgr Tissier de Mallerais déplore « l’endurcissement des cœurs, l’aveuglement des esprits » qui règneraient à Rome. Le jugement est sévère et risque d’être renvoyé à celui qui le prononce.

Yves Chiron

[1] En anglais, la « Fraternité Saint-Pie X » est appelée « Society of Saint Pius X ». D’où la réponse d’abord hésitante à la question.
[2] Ces « Dubia », d’un volume de 138 pages, ont connu d’abord une diffusion restreinte, en 1987, par les soins du séminaire d’Ecône, en Suisse. En 2000, ils ont été réédités par les éditions Clovis sous le titre Mes doutes sur la liberté religieuse. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présidée alors par le cardinal Ratzinger, avait répondu par écrit à Mgr Lefebvre. Ces réponses n’ont jamais été rendues publiques, ni par la FSSPX ni par le Saint-Siège.
[3] Sa longue justification sur le sujet a été publiée, en brochure, aux Etats-Unis sous le titre : Supplied jurisdiction and traditional priests, Angelus Press, 2007.