mercredi 25 octobre 2006

[Aletheia n°99] Les deux catéchismes de saint Pie X

Aletheia n°99 - 25 octobre 2006

• Alors qu’il était encore curé de Salzano (1867-1875), le futur saint Pie X a rédigé un premier catéchisme qui s’inspirait du catéchisme publié par son évêque, Mgr Zinelli. Il s’agissait de l’adaptation personnelle d’un texte public. Le catéchisme rédigé par don Sarto, composé de 577 questions et réponses, est resté manuscrit jusqu’à sa publication, il y a une vingtaine d’années[1].

• Devenu pape, il fait publier, en 1905, un Abrégé de la doctrine chrétienne prescrit par S.S. le pape Pie X pour les diocèses de la province de Rome.

Ce catéchisme est issu du Compendio della Dottrina Cristiana ad uso delle diocesi del Piemonte, della Lombardia e della Liguria publié en 1896. Ce Compendio lui-même s’inspirait largement d’un catéchisme publié, en 1756, dans le diocèse de Mondovi par Mgr Casati (d’où son nom de Catechismo del Casati).

C’est cet Abrégé de la Doctrine chrétienne de 1905 qui a été réédité en 1967 par Jean Madiran, dans Itinéraires, sous le titre de Catéchisme de S. Pie X . En pleine crise des catéchismes, dans « la pénurie et le désarroi » de ces années d’après-concile, cette édition a nourri la foi d’innombrables familles, écoles et communautés. Elle a connu, jusqu’à aujourd’hui, plusieurs rééditions chez différents éditeurs.

• Saint Pie X, pourtant, n’était pas entièrement satisfait de cet Abrégé de 1905. Il le trouvait trop long (plus de 1500 questions et réponses si l’on prend en compte ses diverses parties). Le Pape voulait un catéchisme « beaucoup plus bref et plus adapté aux exigences actuelles »[2].

Dès 1909, il créa une Commission chargée de préparer un nouveau catéchisme. Cette Commission restreinte – elle ne comptait que trois membres – fut présidée par le P. Pietro Benedetti, des Missionnaires du Sacré-Cœur de Jésus ; Procureur général de sa congrégation, le P. Benedetti était aussi consulteur de la Congrégation consistoriale et consulteur de la Congrégation des Séminaires.

En deux ans, cinq versions successives furent rédigées et examinées par le Pape. En novembre 1911, un premier texte complet fut envoyé à une cinquantaine de cardinaux, d’évêques et de prélats italiens.

Il fut tenu compte des observations envoyées. Un nouveau texte fut mis au point, plusieurs fois corrigé encore et finalement promulgué en octobre 1912 sous le titre de Catéchisme de la Doctrine chrétienne publié par ordre de S.S. le Pape Pie X.

Plus court (433 questions et réponses), il est aussi structuré différemment, avec un plan plus simple (trois parties au lieu de cinq) et plus cohérent :

Abrégé de 1905:
1ère partie : Le Symbole des Apôtres
2e partie : La prière
3e partie : Les commandements
4e partie : Les sacrements
5e partie : Les vertus et les péchés

Catéchisme de 1912:
1ère partie : Les principales vérités de la Foi
2e partie : La morale chrétienne (commandements et vertus)
3e partie : Les moyens de la grâce (sacrements et prière)

La rédaction des réponses est, elle aussi, d’une édition à l’autre, plus simple, plus claire. On y retrouve davantage, disent les prêtres qui utilisent le Catéchisme de 1912, la limpidité de la terminologie thomiste.

Un seul exemple suffira : la réponse à la question « Qu’est-ce que l’Eucharistie ? ».

Abrégé de 1905: L’Eucharistie est un sacrement qui, par l’admirable changement de toute la substance du pain au Corps de Jésus-Christ et de celle du vin en son Sang précieux, contient vraiment, réellement et substantiellement le Corps, le Sang, l’Âme et la Divinité de Jésus-Christ Notre-Seigneur, sous les espèces du pain et du vin, pour être notre nourriture spirituelle.

Catéchisme de 1912: L’Eucharistie est un sacrement qui, sous les apparences du pain et du vin, contient réellement le Corps, le Sang, l’Âme et la Divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour être la nourriture des âmes.

Le Catéchisme de 1912 a été prescrit par s. Pie X, comme obligatoire, pour le diocèse de Rome et pour les diocèses de la province ecclésiastique de Rome. Il interdisait « que l’on y suive désormais un autre texte dans l’enseignement catéchistique ».

Pour les autres diocèses d’Italie, s. Pie X émettait le « vœu » que le Catéchisme « y soit pareillement adopté ». Chaque évêque d’Italie reçut un exemplaire de la part du Pape. En Italie, ce Catéchisme de 1912 resta très largement utilisé jusqu’aux années 1960 (mais le Libreria Editrice Vaticana ne le réédita plus après 1959).

Ce Catéchisme a connu deux traductions françaises en 1913 : à Paris, par la Maison de la Bonne Presse, et à Annecy. Il a été réédité en 2003 par les Publications du « Courrier de Rome ».

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Frère Roger « grand-maître franc-maçon »
Une erreur de lecture d’Avrillé

La dernière livraison de la revue trimestrielle des religieux installés à Avrillé[3] reproduit la diatribe anti-Benoît XVI lancée il y a huit mois, déjà, par deux revues américaines traditionalistes. Les religieux d’Avrillé en concluent à « l’impossibilité, dans l’état actuel des choses, d’un accord » entre Rome et la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X[4].

Cette diatribe traditionaliste nord-américaine avait été traduite à la demande d’un groupe sédévacantiste français et diffusée sur leur site internet (Virgo-Maria.org), le 13 mars dernier, avant d’être reprise par le site tradi-œcuméniste qien.free.fr .

Les religieux d’Avrillé reproduisent cette traduction, avec quelques modifications, et en ajoutant quelques notes infrapaginales.

La note ajoutée la plus abondante (la note 10) est relative à frère Roger Schutz et à la question de sa catholicité. Rapportant, au bout de trois mois, l’information parue ici le 1er août, les religieux d’Avrillé en contestant la réalité[5].

Les religieux d’Avrillé apportent un argument tout à fait nouveau :

« … ajoutons que le frère Roger Schutz était aussi “grand-maître franc-maçon“ : l’information, cette fois, est publique, car parue dans Le Monde du 13 janvier 1996 (article de Régis Debray ”la culture de l’imbroglio ”). »

L’information, passée inaperçue, est considérable. Les religieux d’Avrillé, experts en « conjuration anti-chrétienne », savent sans doute ce qu’est un « grand-maître » dans la franc-maçonnerie : c’est le « Président d’une Obédience maçonnique ».

Roger Schutz n’aurait donc pas été seulement le fondateur de la Communauté protestante de Taizé mais aussi le « grand-maître » d’une obédience maçonnique qui resterait à déterminer.

Les religieux d’Avrillé donnent une référence précise à la nouvelle qu’ils répandent : un article paru dans le journal qui se prétend le « quotidien de référence » français.

L’article en question est paru le 13 janvier 1996. Depuis dix ans, cette information, très importante, aurait donc échappé à tous ceux qui s’intéressent à l’œcuménisme, à la franc-maçonnerie, à la crise de l’Eglise, etc.

Or, si l’on se reporte à l’article de Régis Debray cité en référence, on lit tout autre chose que ce qu’ont cru comprendre les religieux d’Avrillé.

Régis Debray, dans un long portrait de François Mitterrand, exposait avec quel art l’ancien Président de la république savait entretenir des relations très diverses et s’en servir.

Citons le texte :

« Quand une vie a pris en nœud tant de fils électriques, chaque faux pas vous met à la merci d’un court-circuit. Il faut à la fois relier et isoler – isoler au départ pour pouvoir recombiner les fils, à la sortie. La devise d’un pareil méli-mélo, c’est ”diviser pour survivre” ; complaire vient après ; régner, ce sera cadeau. Si Badinter rencontre Bousquet à déjeuner, Omar Bongo Mère Teresa au salon, ou le grand-maître franc-maçon Frère Roger de Taizé dans le vestibule, c’est le pataquès. Le patron doit avoir tous ces fers au feu, car chacun a sa compétence et aura, ou aura eu, sa circonstance. Pour que tous aient part au jeu, chaque pion doit pouvoir se convaincre qu’il est le chouchou du joueur d’échecs, le seul à détenir la vraie pensée du règne. »

On voit, par le texte, que les religieux d’Avrillé commettent un contre-sens énorme en prenant « grand-maître franc-maçon » pour un qualificatif de « Frère Roger de Taizé », alors qu’il ne s’agit que de ce qu’on appelle en rhétorique une figure de pensée, une hypotypose.

On comprend l’image : quel « pataquès » si dans l’antichambre du bureau présidentiel le grand-maître d’une obédience maçonnique avait croisé Frère Roger de Taizé ou si, dans le salon, Omar Bongo, le président gabonais converti à l’islam, avait croisé Mère Teresa, la « sainte » de Calcutta.

Régis Debray ne dit aucunement que Frère Roger était « grand-maître franc-maçon » , ou franc-maçon tout court. Les religieux d’Avrillé rectifieront-ils dans le prochain numéro de leur revue ?

On peut porter un regard critique sur l’itinéraire de frère Roger. Un catholique doit regretter l’ambiguïté qui a mené celui-ci à la communion catholique. Mais il n’est pas besoin d’affabuler sur son cas par une erreur de lecture.

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La messe de saint Pie V

À l’heure où un motu proprio romain est attendu qui libèrerait davantage, sinon complètement, l’usage du missel traditionnel, et même si à long terme (d’ici quelques décennies), une union des deux rites – traditionnel et montinien – se fera (c’est la pensée véritable de Benoît XVI), on tirera grand profit à lire l’ouvrage posthume du P. de Chivré (1902-1984).

En 1994, au 10e anniversaire de sa mort, Eric Bertinat et l’abbé Michel Simoulin consacraient au P. de Chivré un grand album de témoignages, de photos et de textes spirituels[6]. Aujourd’hui, l’abbé Simoulin publie le texte de 16 conférences sur la messe que le P. de Chivré avait données à Versailles et à Paris dans les années 1968-1970[7].

On ne résumera pas ces belles conférences du P. de Chivré. D’un style non classique et d’une grande originalité de pensée, ses exposés étaient autant des méditations destinées à entraîner les âmes vers le mystère que des exposés théologiques. On ne citera qu’un extrait de la première conférence (« La Messe est une activité ») pour donner envie d’aller lire la suite :

Le Christ est avant tout Action Créatrice. Dans ses miracles, Il restaure ce que la création première avait perdu, en y remettant ce à quoi elle a droit : la santé, la vie, la joie, la quantité nécessaire…, etc.

On peut dire de la Messe qu’elle fut Son suprême miracle, c’est-à-dire le miracle logique par rapport à tous les autres :

- D’abord, logique de plénitude : il ne s’agit pas de Sa propre personne.

- Ensuite, logique de réussite : il ne s’agit pas d’un résultat passager.

- Ensuite, logique de puissance : il est universel dans ses effets.

Cette logique termine une série inouïe d’affirmations sur la matière, jusqu’à passer de la transformation des apparences à la transformation de la substance matérielle en substance divine.

Yves Chiron

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[1] Catechismo di don Giuseppe Sarto Arciprete di Salzano, Cancelleria della Curia Vescovile di Treviso, 1985.

[2] Lettre au cardinal Merry Del Val, le 18 octobre 1912.

[3] Le Sel de la terre, (Couvent de la Haye-aux-Bonshommes, 49240 Avrillé) n° 58, automne 2006, 15 euros le numéro.

[4] Rappelons que la position officielle de la FSSPX est différente. Un « accord » est possible avec Rome, dit le Supérieur du district de France de la FSSPX, par étapes et à certaines conditions :

– obtention des deux préalables que sont le retrait du décret des excommunications et la liberté pour tout prêtre de célébrer la messe de Saint-Pie V,

– résolution des questions doctrinales,

– recherche de la solution canonique la plus adaptée. (Communiqué du 3 avril 2006).

[5] Sur la controverse qui a suivi l’information d’Aletheia relayée par le Monde, l’article le plus complet et le plus objectif est celui de Savinien de Savigny, « ”Frère Roger” était-il catholique ? », qui vient de paraître dans Lectures françaises (D.P.F., B.P. 1, 86190 Chiré-en-Montreuil), n° 594, octobre 2006, 6,50 euros le numéro.

[6] Le R.P. de Chivré, frère prêcheur. Un père spirituel pour le XXe siècle, Les Cahiers du journal Controverses, n° 2, 1994, 80 pages.

[7] R.P. de Chivré, La Messe de saint Pie V. Commentaires théologiques et spirituels, Touraine Micro Edition (Le Gros Chêne, 37460 Chemillé-sur-Indrois), 222 pages, 22 euros (port compris).

dimanche 1 octobre 2006

[Aletheia n°98] Trois paroles d'évêques - par Yves Chiron

Aletheia n°98 - 1er octobre 2006

Trois paroles d'évêques - par Yves Chiron

Cette modeste lettre d’informations religieuses n’a ni vocation ni ambition à être parénétique. Elle a comme première ambition d’apporter des nouvelles et des précisions, de publier éventuellement des documents. Elle ne veut qu’inciter à la réflexion et, ainsi, contribuer, à sa place, à la paix dans l’Eglise par la vérité. Recevant il y a deux jours les évêques du Malawi en visite ad limina, Benoît XVI leur a demandé : « Ne cessez jamais de proclamer la vérité, et insistez sur cette vérité “à temps et à contretemps “ (2 Tm 4, 2) car “la vérité vous rendra libres“ (Jn 8, 32). »

Nous, fidèles du dernier rang, ne devons-nous pas demander aussi à nos évêques cette vérité, avec le respect dû à leur caractère de ministre ordonné, nous plaindre quand elle nous apparaît travestie et nous réjouir quand elle est proclamée ?

Trois faits récents donnent une image contrastée de nos évêques de France.

Mgr Dupleix et la messe

Vient de paraître, sous forme d’abécédaire, un livre qui s’adresse « à tous ceux qui désirent retrouver les mots de l’initiation chrétienne »[1]. L’ouvrage est présenté par Mgr André Dupleix, secrétaire général adjoint de la Conférence des évêques de France, et il émane, par ses auteurs, du Service national de catéchuménat et de sa revue Chercheurs de Dieu.

55 mots qui appartiennent presque tous aux conversations courantes : amour, bonheur, charité, joie, laïc, mémoire, résurrection, etc. , font l’objet de définitions et explications assez élaborées (trois ou quatre pages par notice). Pour chacun est d’abord donnée la signification ordinaire puis le sens particulier qu’ils ont pour les chrétiens.

Il ne s’agit pas d’un catéchisme ou d’un « parcours de la foi » mais l’ouvrage veut contribuer à l’évangélisation : « permettre aujourd’hui de comprendre la foi des chrétiens, à partir des mots de tous les jours et en dévoilant peu à peu le nouveau sens que leur donne cette foi ».

On reste alors stupéfait des définitions minimalistes qu’on y trouve. On ne s’attardera que sur celle de la messe. La messe y est définie comme une « rencontre d’hommes et de femmes de tous âges » pour former « un seul Corps avec le Christ » et « rompre le pain et boire à la coupe, comme Jésus l’a fait avec ses apôtres et ses disciples ». Y a-t-il présence réelle du Christ par la transsubstantiation ? Ce mémorial est-il aussi un saint sacrifice qui « actualise l’unique sacrifice du Christ Sauveur » (CEC, 1330). L’abécédaire de Mgr Dupleix n’en dit rien, n’utilise aucun de ces mots.

Plus grave, à la fin de la notice sur le mot « messe », entre une courte citation du Psaume 22 et une courte citation de la Première Lettre aux Corinthiens, est donnée la citation, longue cette fois, d’un auteur contemporain, Bernard Feillet qui réduit la doctrine catholique de la messe à néant :

« Ce n’est pas pour faire venir Dieu au milieu des hommes que l’on célèbre l’eucharistie, mais c’est parce que le mystère de Dieu habite l’humanité qu’il est possible de faire surgir par un geste simple de cette humanité le symbole de cette Présence.

Partager le pain et boire à la coupe est une démarche de communion entre ceux qui ensemble lui donnent un sens pour anticiper l’accomplissement d’une humanité enfin pacifiée et unie. L’eucharistie est constitutive d’humanité et révélation de cette humanité en Dieu. C’est un acte d’homme, accompli devant Dieu, au service de l’Homme. »

Cette vision anthropocentrique, immanente et symbolique de la messe est donnée sous l’autorité du secrétaire général adjoint de la Conférence des évêques de France ; comme un caillou qu’on donnerait à un pauvre qui a faim.

Mgr Cattenoz et l’école catholique

Le hasard du calendrier ou les divisions grandissantes de l’épiscopat français font que, au moment Mgr Dupleix croit nécessaire de minimaliser les réalités et les mystères chrétiens pour proposer aux hommes d’aujourd’hui « un Dieu, un sens, une vérité qui ne leur tombent pas sur la tête ou leur sont imposés de l’extérieur » (p. 17 de sa Présentation), un autre évêque, Mgr Cattenoz, déplore l’ « humanitarisme bon teint » et les références « sans vrai lien avec la foi chrétienne » de nombre des projets pédagogiques de l’enseignement catholique[2].

L’archevêque d’Avignon regrette l’ « abus des valeurs de solidarité et d’ouverture à tous » et estime qu’aujourd’hui « beaucoup d’établissements catholiques n’ont plus de catholique que le nom ».

« À force de faire un catholicisme mou, on n’aura bientôt plus de catholicisme du tout » déclare Mgr Cattenoz qui vient de promulguer une « Charte diocésaine de l’enseignement catholique » pour restaurer « une vraie pédagogie chrétienne ».

Mgr Daucourt et la « conversion » de Frère Roger

Mgr Gérard Daucourt, évêque de Nanterre, est intervenu dans la polémique sur la conversion au catholicisme de Frère Roger, avec l’autorité de sa fonction de membre du Conseil pontifical pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens. Le 7 septembre, il a publié un communiqué pour démentir les informations publiées par Aletheia (n° 95, 1er août 2006), informations relayées avec éclat par Le Monde (6 septembre 2006).

Ce communiqué, aussitôt reproduit ou cité par des dizaines de journaux, en France et en Europe, a, dit-on, « dissipé toute incertitude sur la “conversion“ du Frère Roger, fondateur de Taizé : non, il ne s’est pas “converti“. »

Les démonstrations de Mgr Daucourt appelaient une réponse de ma part. Ma réponse a d’abord été privée : j’ai écrit, respectueusement, à l’évêque de Nanterre pour lui présenter des objections à son communiqué, tout en restant ouvert à toute explication et tout témoignage qui viendraient apporter des éclairages nouveaux sur la personnalité unique de Frère Roger et sur l’importance de sa démarche œcuménique.

Naïvement, j’ai cru que Mgr Daucourt, comme d’autres évêques de France, était ouvert au dialogue et qu’il daignerait répondre à mes demandes d’éclaircissement, comme l’avaient fait, précédemment à mon article, Mgr Séguy, évêque d’Autun au moment de la mort de Frère Roger, Mgr Johan Bonny, du Conseil Pontifical pour la promotion de l’Unité des chrétiens, Mgr Minnerath, évêque de Dijon, et Frère Alois, Prieur de la Communauté de Taizé.

À ce jour, Mgr Daucourt n’a pas jugé utile de répondre à mes objections et à mes questions. Je suis d’autant plus libre de les poser, désormais, publiquement :

• Mgr Daucourt affirme : « pour les personnes déjà baptisées, l’Eglise catholique ne parle pas de conversion au catholicisme ».

J’entends bien que c’est le mot de « conversion » qui fait d’abord débat dans la question de la communion catholique reçue par Frère Roger depuis 1972. Frère Alois, successeur de Frère Roger, récuse le mot parce que Frère Roger n’a pas voulu de « rupture avec ses origines ».

Mgr Daucourt, lui, récuse le mot parce que, dit-il, l’Eglise ne l’emploie pas « pour les personnes déjà baptisées » qui sont admises à la pleine communion dans l’Eglise. L’évêque de Nanterre devrait dire plutôt : « ne l’emploie plus » ou « ne l’emploie presque plus ». On ne fera pas l’injure à Mgr Daucourt de lui rappeler avec quelle hauteur de sentiment Newman a employé le mot dans son Apologia pro vita sua pour décrire « l’histoire de ses opinions religieuses » de l’anglicanisme au catholicisme.

Tout récemment encore, le mot est employé, non seulement en matière interreligieuse mais aussi en matière interconfessionnelle par des instances qu’on ne peut accuser de « romanocentrisme ». En effet, depuis le mois de mai dernier, le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et le Bureau des relations et du dialogue interreligieux du Conseil œcuménique des Eglises ont engagé une réflexion, sur trois ans, visant à élaborer « un code de conduite commun » en matière de conversion. Hans Ucko, responsable du Bureau des relations interreligieuses du COE, indique : « La question de la conversion religieuse demeure source de controverse dans bien des relations interconfessionnelles et interreligieuses ».

Le mot de « conversion » n’est pas accepté par Taizé, mais c’est pour d’autres raisons qu’il n’est pas accepté par Mgr Daucourt. L’évêque de Nanterre nous dit en somme : « Frère Roger ne s’est pas converti au catholicisme parce qu’il n’y a pas de “conversion“ entre confessions chrétiennes ».

• Mgr Daucourt nous dit que lorsqu’un baptisé non-catholique entre en pleine communion dans l’Eglise catholique, « cette démarche, dans tous les cas, comporte un document écrit et signé ». Or, dit-il, « aucun document de ce genre n’existe concernant Frère Roger » ; donc c’est bien une preuve supplémentaire que Frère Roger ne s’est pas converti au catholicisme « au sens où on l’entend habituellement ».

Un « document écrit et signé » accompagne-t-il vraiment « dans tous les cas » ce que Mgr Daucourt appelle une « démarche » d’admission dans l’Eglise catholique ? Rien n’est moins sûr.

Le pasteur Max Thurian, autre frère de la Communauté de Taizé, qui s’est converti au catholicisme puis est devenu prêtre, en 1987, n’a pas évoqué une telle déclaration écrite. Il écrivait : « La cérémonie ”d’adjuration” n’existe plus dans l’Eglise catholique, on confesse la foi de l’Eglise catholique dans sa plénitude »[3]. Plus récemment, en 2001, quand le pasteur Michel Viot a quitté l’Eglise évangélique de France pour l’Eglise catholique, où il est devenu prêtre, a-t-il signé « un document écrit » ? La question mérite d’être posée.

On accordera à Mgr Daucourt que, concernant frère Roger, un tel document « écrit et signé » n’existe pas dans les archives du diocèse d’Autun. Est-ce suffisant pour affirmer qu’il n’y a pas eu conversion ?

Mgr Le Bourgeois, qui a donné la communion catholique à Frère Roger, n’a pas jugé utile de formaliser davantage cette démarche accomplie en 1972. Ce n’est pas une preuve a contrario.

• Évoquant la communion reçue par Frère Roger lors des obsèques de Jean-Paul II, communion donnée par celui qui allait devenir quelques jours plus tard le pape Benoît XVI, Mgr Daucourt écrit : « Il n’y a rien là d’extraordinaire. Le droit de l’Eglise catholique confère à chaque évêque la responsabilité d’accueillir à l’Eucharistie, régulièrement ou exceptionnellement, un nouveau baptisé ou un baptisé venant d’une autre Eglise ».

On passera sur l’expression « Eglise » employée pour désigner les confessions protestantes, le Magistère ne l’emploie pas ; mais on conviendra que l’évêque a la faculté, pour des raisons éminentes, « d’accueillir à l’Eucharistie » un baptisé non-catholique.

Mais l’intercommunion n’est admise ni en doctrine ni en pratique habituelle par l’Eglise. On se souvient qu’une des premières condamnations de Benoît XVI a visé un théologien allemand, le Professeur Hasenhüttl, qui avait accordé la communion à des protestants et en avait justifié la pratique dans ses écrits.

• Finalement, Mgr Daucourt reconnaît le « caractère objectif et public à la communion de foi que Frère Roger vivait avec l’Eglise catholique ». Comment qualifier alors la démarche de Frère Roger, si on refuse le mot « conversion » ? Mgr Daucourt refusera-t-il aussi qu’on dise que Frère Roger était devenu catholique ?

Des autorités éminentes ont affirmé publiquement que Frère Roger était catholique :

- le cardinal Kasper, interrogé par le cardinal Barbarin le jour des obsèques de Jean-Paul II : « Frère Roger est formellement catholique ».

- Mgr Minnerath, évêque de Dijon : « Frère Roger a officialisé son passage au catholicisme auprès de l’évêque d’Autun »[4].

- Mgr Séguy, évêque émérite d’Autun où se trouve Taizé : « Frère Roger lui-même m’a confirmé qu’il était catholique »[5].

En refusant le terme de « conversion », Mgr Daucourt semble vouloir éviter de qualifier Frère Roger de « catholique ». Cette réticence, pour ne pas dire ce refus, pose question à l’historien comme au croyant : pourrait-on être en même temps protestant et catholique, dépasser les clivages confessionnels ? Ce serait une nouvelle praxis et une nouvelle doctrine.

On pourra préférer, finalement, la réponse, humble, de Frère Aloïs, prieur de la Communauté de Taizé : « D’origine protestante, [Frère Roger] a accompli une démarche qui n’a pas de précédent depuis la Réforme. […] Comme cette démarche était progressive et tout à fait nouvelle, elle était difficile à exprimer et à comprendre. [6]»

Enfin, on citera ces propos de Paul VI à propos du cardinal Newman :

« Pour aller jusqu’au bout de ce qu’il jugeait la Vérité, Newman a renoncé à l’Eglise d’Angleterre non pas pour se séparer d’elle, mais pour l’accomplir. Il ne cessait de croire ce qu’il avait cru, mais il le croyait davantage encore, il avait porté sa foi anglicane jusqu’à sa plénitude. Une conversion est un acte prophétique. Newman a vécu l’histoire de la réunion future, de cette récapitulation en Jésus-Christ dont le moment nous est encore caché, mais à laquelle nous aspirons tous. »

L’analogie ne saurait être poussée trop loin. Frère Roger n’avait pas « renoncé » à Taizé. Mais la route de Taizé n’était peut-être pas arrivée à son terme. On se souvient des paroles prononcées par Benoît XVI au lendemain de la mort tragique de Frère Roger. Le jour-même où Frère Roger était assassiné, le 16 août 2005, Benoît XVI avait reçu une lettre de lui où il écrivait : « Notre communauté de Taizé voudrait cheminer en communion avec le Saint-Père. Très Saint Père soyez assuré de mes sentiments de profonde communion. »

NOTES

[1] Les Mots des chrétiens, présentation par Mgr Dupleix, Presses de la Renaissance, août 2006, 222 pages, 15 €.

[2] Propos rapportés par La Croix (27 septembre 2006) et entretien accordé à Famille chrétienne (30 septembre 2006).

[3] Lettre de Max Thurian à l’auteur, le 27 juillet 1992.

[4] Lettre de Mgr Minnerath à l’auteur le 17 janvier 2006.

[5] Lettre de Mgr Séguy à l’auteur, le 19 janvier 2006 et déclaration au Monde, publiée le 6 septembre 2006.

[6] Entretien publié dans la Croix le 7 septembre 2006.