dimanche 6 mars 2005

[Aletheia n°72] Jean-Paul II et la "séparation" - et autres textes - par Yves Chiron

Aletheia n°72 - 6 mars 2005

JEAN-PAUL II ET LA “ SEPARATION ”

En date du 11 février, Jean-Paul II a adressé une Lettre apostolique aux évêques français. Après la visite ad limina des évêques de France, et à l’occasion du 100e anniversaire de la loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat, cette Lettre apostolique veut “ réfléchir sur l’histoire religieuse en France au cours du siècle écoulé ”.

Deux affirmations du texte apparaissent comme une évolution de la doctrine sociale de l’Eglise.

D’une part, la Lettre apostolique, s’adressant aux évêques de France, affirme : “ Le principe de laïcité, auquel votre pays est très attaché, s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Eglise. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs (cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, nn. 571-572), qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : ”Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu” (Lc 20, 25) ”.

D’autre part, dépassant le cas français, la Lettre pose en principe : “ la non-confessionnalité de l’Etat, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Eglise et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent au service de tous et de la communauté sociale. ”

La “ séparation ” de l’Eglise et de l’Etat (le mot est dans le titre de la loi de décembre 1905) est, pour la première fois dans un document pontifical, qualifiée de “ juste ” et de nécessaire ( “ nécessité ”). La “ non-confessionnalité de l’Etat ” est perçue positivement, comme une liberté pour l’Eglise, et non plus négativement, comme une liberté de l’Etat (au sens où l’Etat se libéralise, s’affranchit de la religion).

Émile Poulat, dans un balancement auquel le lecteur doit être attentif, approuve la volonté affirmée d’apaisement, mais note aussi que la Lettre pontificale fait l’impasse sur le fond (les questions conjointes de la liberté, de la vérité et de la conscience) :

C’est un texte qui va faire date. Un texte de référence. Une page est tournée. Le ton est bon, conciliateur, bienveillant. Il n’y a rien de nouveau sur le fond mais c’est un développement presque inédit du thème de la “ saine et légitime laïcité ” définie par Pie XIII. Il faudra suivre de près la réception de ce texte par la presse et par les politiques. Toute la question reste cependant de savoir ce que les évêques vont en faire car il y a une part de langage codé. Le Pape y fait part d’une préoccupation interne. En ce sens, il ne faut pas penser que cette lettre atteigne automatiquement son objectif. C’est maintenant aux évêques de la digérer, puis de réagir. L’autre problème de ce document – qui commet au passage une erreur sur la date du Concordat – vient du fait qu’il part d’une fausse problématique, celle des relations Eglise-Etat. Or, le problème de fond n’est plus là. Les vraies questions sont celles du pouvoir de l’Eglise sur la société et de la liberté de conscience absolue revendiquée par les partisans de la laïcité. Et c’est bien sur ce point qu’ils attendent l’Eglise. L’Eglise admet certes la liberté de conscience, mais pas de façon absolue. Il y a donc un malentendu qui reste à résoudre.[1]

Un nouveau “ ralliement ” ?

Jean Madiran, en lecteur attentif des textes pontificaux, voit, pour sa part, dans cette Lettre apostolique “ une grande nouveauté ” :

Pendant un siècle, la doctrine de l’Eglise rejetait la séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, elle enseignait leur distinction et prônait leur union. Néanmoins le terme de “ séparation ” était admis et couramment employé (par inadvertance, par ignorance doctrinale, ou bien par insolence délibérée) dans les milieux les plus à gauche de la mouvance politique dite démocrate-chrétienne. Mais pour trois et disons quatre générations de familles catholiques militantes, “ la Séparation ” a été et demeure le mal, la honte, la défiguration de la fille aînée de l’Eglise, le reniement qui justifie le reproche adressé un certain jour à la France :

Qu’as-tu fait des promesses de ton baptême ?

Le ralliement à la séparation dans le vocabulaire pontifical était ouvertement en préparation. On avait bien remarqué que l’exhortation apostolique Ecclesia in Europa ne rejetait plus la “ séparation ” mais seulement la “ séparation hostile ”, suggérant en somme d’imaginer une séparation amicale. Cependant le discours pontifical du 12 janvier 2004 en revenait au terme traditionnel de “ distinction ”, disant :

“ Le principe de laïcité [est] en soi légitime s’il est compris comme la DISTINCTION entre la communauté politique et les religions. ”

Dans la récente lettre pontificale, le pas est franchi, la notion de “ séparation ” est acceptée et elle est déclarée “ juste ”, cette qualification surprenante pouvant d’ailleurs être comprise comme une limitation tout autant qu’une promotion […].

Mais cette séparation des pouvoirs est présentée comme une collaboration entre eux, comme une association, comme un partenariat.[2]

La “ juste séparation ” admise par la Lettre apostolique de février 2005 semble donc contredire les enseignements pontificaux précédents, historiques désormais. Il est à remarquer que la Lettre apostolique signée Jean-Paul II est datée du 11 février, soit exactement la même date que celle de l’encyclique Vehementer nos (11 février 1906) par laquelle saint Pie X condamnait la loi française de Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Est-ce une coïncidence ?

À quelque cent années de distance, le discours pontifical a bien changé. En 1906, saint Pie X, dans Vehementer nos, affirmait : “ Qu’il faille séparer l’Etat de l’Eglise, c’est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur ”. En 1924, par l’encyclique Maximam gravissimam, Pie XI, acceptant l’institution d’Associations diocésaines, avertissait encore “ ce que Pie X a condamné, Nous le condamnons de même ; et toutes les fois que par ”laïcité” on entend un sentiment ou une intention contraires ou étrangers à Dieu et à la religion, Nous réprouvons entièrement cette ”laïcité” et Nous déclarons ouvertement qu’elle doit être réprouvée ”.

Le cas chilien (1925)

Pie XI a été un des papes contemporains qui a signé le plus grand nombre d’accords avec les Etats de son temps. On a pu relever dix-sept concordats, conventions et accords avec des Etats signés durant son pontificat (1922-1939)[3]. Mais il est à noter que ce pape, si adversaire du laïcisme, s’est accommodé d’un régime de séparation de l’Eglise et de l’Etat imposé par le Chili en 1925. Il s’en est accommodé non sans sauvegarder le principe :

En dépit des excellentes relations qui existaient antérieurement et qui existent encore entre elle et le Saint-Siège, la République du Chili a décrété l’application du régime dit de séparation. À la lumière de la foi catholique, ce régime n’est certainement pas conforme à la doctrine de l’Eglise, non plus qu’à la nature des hommes ou de la société civile. Cependant, il est appliqué d’une manière tellement amicale que, loin d’être une séparation, il semble plutôt une union amicale (amicus convictus). Aussi, nous l’espérons, l‘Eglise catholique n’en continuera pas moins d’exercer son influence et son action sur la vie morale de ce pays qui nous est cher, et pour son plus grand bonheur. [4]

Il resterait à étudier les circonstances dans lesquelles s’est établie cette “ séparation ” au Chili et les conséquences qu’elle a eues sur la vie sociale, morale et politique du pays. Et l’ “ union amicale ” dans la séparation, que Pie XI voyait à l’œuvre au Chili, a-t-elle quelque analogie avec la situation actuelle de la France (la “ séparation amicale ” qu’évoque Jean Madiran) ? La question mérite d’être posée.

On relèvera encore que Pie XI attendait que l’Eglise catholique continue à “ exercer son influence et son action sur la vie morale ” du Chili. Aujourd’hui, Jean-Paul II attend des fidèles qu’ils fassent “ rayonner les valeurs évangéliques et les fondements anthropologiques sûrs dans les différents domaines de la vie sociale ”.

La différence essentielle entre le Chili de 1925 et la France de 2005 reste que le régime de séparation est jugé différemment : “ non conforme à la doctrine de l’Eglise ” dit Pie XI, “ nécessité d’une juste séparation des pouvoirs ” dit Jean-Paul II.

“ Questions autour d’une lettre ”

Pour en revenir à la lettre de Jean-Paul II, on ne sera pas inattentif aussi à ces observations de Denis Sureau dans Chrétiens dans la Cité :

…cette lettre doit être située dans le contexte de la fin du pontificat de Jean-Paul II. Ce n’est plus un secret : son état de santé ne lui permet plus de maîtriser nombre de décisions et publications soumises à sa signature. Comme nous le confie un membre de la Curie, les différentes congrégations romaines s’affrontent discrètement. Ces circonstances expliquent probablement le décalage substantiel de ce texte avec les mises en garde répétées de la papauté contre le laïcisme en France et en Europe. Et avec l’inquiétude croissante des personnalités de l’Eglise de France – notamment les cardinaux Lustiger et Barbarin – face à l’hostilité grandissante des pouvoirs publics et la multiplication des discriminations de toutes sortes dont souffrent les catholiques. Il est étrange que ces perceptions de l'archevêque de Paris et du Primat des Gaules soient absentes d’une lettre conçue comme un écho à leur venue à Rome. [5]

Trois livres sur la Séparation

1905, la séparation des Eglises et de l’Etat. Les textes fondateurs, Perrin, collection de poche “ Tempus ”, 476 pages, 10 euros.

Publié avec le concours du Ministère de l’Intérieur, et préfacé par Dominique de Villepin (flamboyant et lyrique à son habitude : “ la loi de 1905, fondatrice de notre identité républicaine, indissociablement laïque et libérale ”), l’ouvrage vaut surtout par les nombreux documents qui y sont publiés, parfois dans leur texte intégral. Choisis et présentés par Yves Bruley, on y trouve des dizaines de textes. La loi de Séparation de décembre 1905, bien sûr, mais aussi, en aval, le débat sur la liberté et la laïcité qui a parcouru tout le XIXe siècle (les catholiques libéraux, Pie IX, Gambetta, Jules Ferry). D’autres parties montrent “ la République en marche vers la Séparation ” (notamment la loi de 1901 sur les congrégations, des extraits des débats dans les Chambres, des articles de journaux). Puis viennent les épisodes de la loi de Séparation elle-même et la situation ainsi créée. On sait gré à Yves Bruley de n’avoir pas opéré une sélection réductrice. Défenseurs de l’Eglise et adversaires de la Séparation sont autant représentés que les partisans de la Séparation et les anticléricaux. D’où, face à Combes, Waldeck-Rousseau, etc., des textes de Péguy, Maurras, Mgr Turinaz, Lyautey, d’autres encore et, bien sûr, les allocutions et encycliques de saint Pie X. Une source documentaire précieuse.

• Jean Sévillia, Quand les catholiques étaient hors la loi, Perrin, 323 pages, 21 euros.

Jean Sévillia publie une chronique bien informée sur la politique anticléricale de la IIIe République. Son “ histoire de la révolution laïque ” est articulée en sept chapitres, de Léon Gambetta à la loi de Séparation de l’Eglise, et s’achève sur une longue réflexion intitulée “ Quand la laïcité ne suffira plus à dire qui nous sommes ”.

Jean Sévillia note justement (mais en parlant au passé) : “ la laïcité, dans l’esprit et la pratique de ses fondateurs, ne signifiait nullement la neutralité religieuse de la puissance publique : c’était alors une œuvre militante, une œuvre de combat contre le catholicisme et son influence en France ”.

De Gambetta (programme de Belleville de 1869 qui réclame la séparation de l’Eglise et de l’Etat et une école laïque) aux lois scolaires de Jules Ferry (1879-1882), il y a une continuité parfaite. Ce même Gambetta qui proclamait aussi en 1871 : “ Je désire de toute la puissance de mon âme non seulement qu’on sépare les Eglises de l’Etat, mais qu’on sépare les écoles de l’Eglise ”. Puis qui lançait à la Chambre des députés, le 4 mai 1877 : “ Le cléricalisme, voilà l’ennemi ”.

Des lois Ferry à la loi sur les congrégations de Waldeck-Rousseau (1901) et à la loi sur la Séparation (1905), même continuité encore. En 1901, Waldeck-Rousseau déclarait en tant que chef du gouvernement : “ L’anticléricalisme est une manière d’être constante, persévérante et nécessaire aux Etats ; il doit s’exprimer par une succession indéfinie d’actes et ne constitue pas plus un programme de gouvernement que le fait d’être vertueux, ou honnête, ou intelligent. ”

• Paul Airiau, Cent ans de laïcité française. 1905-2005, Presses de la Renaissance, 286 pages, 18 euros.

Paul Airiau livre une réflexion qui s’inscrit la une longue durée. Il qualifie la séparation de l’Eglise et de l’Etat de “ sécularisation de l’Etat ” (ce qui n’est peut-être pas adéquat, car l’Etat, même en régime de chrétienté, a toujours été séculier, sauf dans les théocraties ou états cléricaux, ce que n’a jamais connu la France). On sera davantage d’accord avec la définition de la laïcité comme “ une libéralisation, au détriment des religions ” (p. 283).

À juste titre aussi, Paul Airiau voit l’origine institutionnelle de ce vaste mouvement de laïcisation dans la Déclaration des droits de l’homme adoptée en 1789 : “ le religieux est désabsolutisé. Il n’est plus qu’une opinion, et perd son statut de vérité absolue. Une opinion n’est pas un jugement, elle n’est que relative. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen opère une triple mutation qui fait brutalement basculer la France du principe de catholicité au principe de laïcité, pour reprendre l’expression d’Emile Poulat. Elle procède à une privatisation, une abstraction et une relativisation du religieux qui entend lui retirer son rôle de principe organisateur de la vie sociale ” (p. 186). C’est cela même que l’Eglise ne peut accepter, hier comme aujourd’hui.

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NOTES

[1] La Croix, 14 février 2005.

[2] Présent, 16 février 2005.

[3] Cf. notre Pie XI, Perrin, 2004, 417 pages (disponible à Aletheia, 23 euros franco).

[4] Allocution consistoriale du 14 décembre 1925, Actes de S.S. Pie XI, t. III, p. 109.

[5] Chrétiens dans la Cité, n° 162, 27 février 2005 (17 re Manessier, 94130 Nogent-sur-Marne), 3 euros le numéro.