samedi 13 août 2005

[Aletheia n°79] document: "Lettre d'un catholique français perplexe au Saint Père"

Aletheia n°79 - 13 août 2005

Document :

Lettre d'un catholique français perplexe au Saint Père

Très Saint Père,

Lors du congrès Eucharistique de Bari, vous avez voulu redonner de l'éclat, de la valeur et de la spiritualité au Jour du Seigneur, en insistant notamment sur l'assistance à la Sainte Messe, appelée aussi Célébration ou Eucharistie.

Le dimanche 19 juin, à l'occasion d'une Célébration dominicale offerte pour l'anniversaire de la mort d'un membre de ma famille, je me suis rendu dans une paroisse de la banlieue parisienne. Toute cette Célébration fut faite en langue vernaculaire. Dans le livre, mis à la disposition des fidèles, les mots “ Récit de l'institution ” sont écrits en marge des textes de la Consécration. Les hosties, destinées à la communion des fidèles, étaient mises dans un ciboire en bois. Ce dimanche-là, ai-je reçu le Corps de Christ (Messe catholique) ou une simple hostie (cène protestante)? J'en frémis encore. Vous comprendrez, Très Saint Père, que le dimanche suivant, je sois revenu dans la chapelle où est célébrée la Sainte Messe, selon le rite tridentin par des prêtres de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X.

À la sortie de cette Célébration du 19 juin, mes nièces m'ont présenté quelques jeunes avec lesquels j'ai parlé des JMJ de Cologne, journées inoubliables qui réconfortent et rendent heureux. Pour ces jeunes, le Saint Père, Jean-Paul II, est vraiment un saint. Je les comprends. Mais moi, leur oncle, je ne puis oublier que votre prédécesseur est le pape qui a embrassé le Coran, ce qui pour un musulman représente un acte de soumission à la volonté du Coran. Comment est-il possible de croire un livre qui demande de lapider une femme adultère, alors que dans nos Saints Evangiles Notre Seigneur dit à cette même femme, en lui pardonnant : “ Va et ne pêches plus ”. En 1985, au Maroc, le Saint Père a dit à la jeunesse musulmane de ce pays : “ Nous croyons au même Dieu ”. Mais l'Islam nie la Trinité et nous traite d'idolâtres. En 2000, en Terre Sainte au bord du Jourdain, il s'est écrié : “ Puisse St Jean baptiste protéger l'islam ! ”. Quelle horreur ! Auparavant en 1980, à Mayence, il leur a dit aussi cette phrase : “ Vivez votre foi, même en terre étrangère ”. Je ne comprends plus. Les paroles de Notre Seigneur : “ Allez enseigner toutes les Nations, baptisez-les … ” seraient-elles devenues caduques ? Très Saint Père, je ne comprends plus. Santo subito? Je suis perplexe.

Que dois-je dire à mes nièces et à leurs amis des JMJ qui seront tous heureux de vous retrouver à Cologne ? Très Saint Père, s'il vous plaît, dites-leur que le prêtre est un autre Christ, qui, lorsqu'il prononce les paroles de la Consécration le calice en main, se trouve lui aussi au Calvaire au moment où Notre Sauveur s'écrie : “ Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ” et rend son âme à son Père.

Un autre sujet me trouble également. J'ai cru comprendre que lorsque vous serez à Cologne, vous iriez à la synagogue de cette ville. C'est une très bonne initiative. Mais quelles paroles direz-vousÊ? Le plus illustre de vos prédécesseurs, le premier Pape, saint Pierre, l'Apôtre et le Martyr, a prononcé deux admirables homélies que nous a retranscrites saint Luc dans les Actes des Apôtres : l'une au Chap. 2, V, 14-36, le jour de la Pentecôte et la seconde au Chap. 3, V, 12-36, quelques heures plus tard, dans le Temple même de Jérusalem.

Très Saint Père, reprenez cette homélie à Cologne et je ne serai plus perplexe. Je comprendrai alors que la Tradition Apostolique peut revenir. Les Israélites ne sont pas nos “ grands frères ”, car le devoir du “ grand frère ” serait alors de prendre la main du “ petit frère ” et de le conduire à la synagogue d’où Notre Seigneur nous a précisément sortis.

Très Saint Père, je ne comprends plus ! Je continuerai donc à fréquenter les prêtres de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X en suivant la Sainte Messe avec le missel que m'ont offert en 1948 mes parents, ouvriers agricoles. Il me faut rester fidèle à ce que j'ai reçu.

Comme vous l'avez dit le bateau prend eau. Dans ce cas, n'est-ce pas au capitaine de redresser la barre, Très Saint Père ? Chaque jour, avec mon épouse, nous prions pour que le Saint-Esprit inspire au successeur de Pierre ce qu'il faut pour tenir la barre et rester ferme dans la Foi, reçue des Apôtres.

Tonton Jean

(C'est ainsi que m'appellent mes nièces)

Ce texte est extrait du numéro d’août 2005 de la revue Credo (11 rue du Bel-air, 95300 Ennery). Cette revue est l’organe de l’association du même nom, fondée en 1977 par l’écrivain Michel de Saint-Pierre et liée aujourd’hui à la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X.

Cette adresse respectueuse à Benoît XVI est celle d’un simple fidèle – l’Association est présidée par Jean Bojo. Plus que des démonstrations théologiques qui, paradoxalement, courent le risque de la simplification, de la caricature et, même de l’omission, cette interpellation a la saveur de l’authenticité et de la simplicité. Elle exprime le trouble, le scandale-même, qu’ont pu éprouver des fidèles, dans le monde entier, suite à certains gestes, certaines initiatives, certaines paroles de Jean-Paul II[1].

Depuis qu’il a été élu au Souverain Pontificat, Benoît XVI n’a pas manqué de recevoir des lettres de fidèles, de France et d’ailleurs, attachés à la Tradition, et des suppliques et pétitions d’associations, lui demandant des rectifications et des éclaircissements doctrinaux et une liberté entière pour le rite traditionnel de la messe. À l’inverse, une campagne médiatique s’est développée, surtout ces derniers temps à l’approche des JMJ organisées à Cologne, pour mettre en cause son “ traditionalisme en matière de mœurs et la lenteur des progrès sur l’œcuménisme ” (Le Figaro, 11 août 2005).

Les allocutions et sermons que le Pape Benoît XVI va prononcer aux JMJ de Cologne sont attendus par les uns et par les autres. Chacun y cherchera réponse à ses questions ou à ses interpellations, contradictoires, et, pour certains, à ses sommations. Les JMJ de Cologne seront un “ test ” disent déjà certains.

L’adresse du “ catholique français perplexe ”, que nous avons reproduite plus haut, est modeste et respectueuse. Elle est patiente aussi, nous semble-t-il.

Dans l’Eglise, les rectifications et restaurations se font rarement d’un seul coup. Benoît XVI ne répondra sans doute pas aux attentes des uns et des autres exactement de la façon dont ils le souhaitent. Un Pasteur en charge de l’Eglise universelle a forcément une vue universelle des besoins du Peuple de Dieu. Il a aussi une vision surnaturelle de l’Eglise, il sait, comme ses prédécesseurs, que l’Eglise ne se dirige pas comme une commune ou comme un pays, à coup de règlements, d’ordonnances et de lois qui peuvent annuler les précédentes. Il n’en reste pas moins que les fidèles peuvent être attentifs à certains signes, certaines décisions.

Les catholiques attachés à la Tradition auront peut-être été attentifs au fait qu’un des premiers évêques nommés en France a été M. l’abbé Raymond Centène, nommé évêque de Vannes. L’abbé Centène a été membre du comité de rédaction de Kephas dès son premier numéro et il y a publié plusieurs articles. Kephas est la revue dirigée par M. l’abbé Le Pivain, prêtre de la Fraternité Saint-Pierre (même si la revue ne dépend pas de la Fraternité Saint-Pierre) ; elle s’est voulue dans la continuité de la Pensée Catholique du regretté abbé Lefèvre.

Autre événement, sur lequel je me garderai bien d’entrer en conjecture : le 29 août prochain, Mgr Fellay, Supérieur général de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, sera reçu en audience par Benoît XVI. Avant même l’élection du cardinal Ratzinger au Souverain Pontificat, dans les jours qui avaient précédé le conclave, des contacts, téléphoniques, avaient renoué les liens entre le futur pape et la FSSPX.

Cette audience accordée à Mgr Fellay est-elle une étape dans de nouvelles négociations entre le Saint-Siège et la FSSPX ? Sans répondre à cette question, on peut indiquer quelles sont les analyses et les demandes que le Supérieur général de la FSSPX va présenter au Saint-Père. Le 16 juillet dernier, il a accordé un long entretien au bulletin D.I.C.I.[2]. On y lit notamment les propos suivants :

Si l’on peut dire qu’avant son accession au souverain pontificat l’Eglise était en chute libre, Benoît XVI ouvrira un parachute, et il y aura un certain coup de frein. Un coup de frein qui pourra être plus ou moins important selon que le parachute sera plus ou moins vaste. Mais la direction reste la même. Faut-il espérer plus que ce coup de frein ? Les promesses de N.S. valent pour toujours. Et le Bon Dieu se sert de tout pour faire avancer son Eglise là où il veut.

Permettez-moi de vous donner un avis personnel : si Benoît XVI est mis au pied du mur, dans une situation de crise, face à une réaction très violente des progressistes, ou bien devant une crise politique, des persécutions, je pense - en observant comment il a agi et réagi jusqu’ici - qu’il fera le bon choix.

Voici quelques faits :

- À sa nomination à l’évêché de Munich, en 1977, alors qu’il n’a été jusqu’à présent que professeur de théologie, il rentre dans le concret et il est obligé d’interdire à un de ses amis d’occuper la chaire de théologie de la Faculté. Ce qui va lui valoir l’opposition de ses anciens amis.

- En France, en 1983, il rappelle que le catéchisme est le catéchisme romain c’est-à-dire celui du concile de Trente. Et il affrontera l’ire des évêques de France.

- On sait que le cardinal Ratzinger était opposé à la rencontre interreligieuse d’Assise, en 1986, et qu’il n’y est pas allé. La seconde fois, en 2002, toujours opposé, il a été contraint de s’y rendre. Et il donnera plusieurs fois sa démission comme préfet de la Congrégation de la foi à cause de désaccords avec le pape, notamment sur Assise.

- La Charte de Cologne, en 1989, signée par 500 théologiens contre le magistère romain, rassemblait la grande majorité des forces intellectuelles catholiques de l’époque. Ils manifestaient ouvertement leur hostilité à Rome et au magistère. Le cardinal produisit alors des écrits sur la nouvelle théologie. Dans une description très fine et réaliste, il faisait apparaître l’étendue de la gravité. Malheureusement les remèdes proposés étaient très en deçà du diagnostic, quasiment nuls. […]

DICI : Si vous étiez reçu par le pape, que lui demanderiez-vous ?

Mgr Fellay : Je lui demanderais la liberté de la messe pour tous et dans le monde entier. Dans notre situation personnelle, il s’agira également de rétracter ce décret d’excommunication relatif aux sacres. Ce sont les deux préalables que nous ne pouvons dissocier d’une discussion doctrinale ultérieure. On sait bien que tout ne se limite pas à la messe, mais il faut commencer par du concret ; il faut commencer par un début. Ce serait une brèche très profonde et efficace dans le système progressiste ; cela amènerait graduellement un changement d’atmosphère et d’esprit dans l’Eglise.

Un chef de dicastère à Rome, en voyant nos processions lors de l’Année Sainte, en 2000, s’est exclamé : “ Mais ils sont catholiques, nous sommes obligés de faire quelque chose pour eux ”. Il y a encore des évêques, des cardinaux qui sont catholiques, mais le mal est tellement répandu que Rome n’ose plus prendre le bistouri. […] Car Ecône n’est pas contre Rome, comme le disent les journalistes. Nous partageons avec le pape Benoît XVI le même constat sur la situation dramatique de l’Eglise. Et comment ne pas être d’accord sur ce constat lorsqu’on voit la chute des vocations : à Dublin en Irlande, l’an dernier, il n’y aurait eu aucune entrée de séminaristes ! Chez les jésuites il y a un an ou deux, on a compté seulement sept professions perpétuelles pour toute la congrégation ! Mais Rome ne remonte pas à la cause des effets que tout le monde constate, parce que cela équivaudrait à une remise en cause du concile. Il faut que Rome retrouve sa Tradition. Bien sûr, ce n’est pas nous qui convertissons, c’est Dieu ; mais nous pouvons apporter notre petite pierre à la restauration, nous devons faire tout ce que nous pouvons. Il faut faire comprendre que la Tradition n’est pas un état archéologique : c’est l’état normal de l’Eglise aujourd’hui encore. […] L’Eglise dont le cardinal Ratzinger a reconnu qu’elle prenait “ l’eau de toutes parts ” a besoin de se tourner vers sa Tradition oubliée. Nous en vivons et en jouissons pleinement. Nous donnons la preuve que la Tradition n’est pas dépassée, mais au contraire adaptée au temps présent, parce qu’elle est universelle, parce qu’elle se situe dans la ligne ininterrompue des principes éternels. Et parce que Dieu ne change pas.

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NOTES

[1] En son temps, suite au discours de Jean-Paul II à la jeunesse musulmane dans le stade de Casablanca (1985) et suite à la première “ Journée mondiale de prière pour la paix” (27 octobre 1986) – ce que certains ont appelé le “ scandale d’Assise ” –, Dom Gérard, le Rév. Père Abbé du Monastère Sainte-Madeleine du Barroux, faisait paraître, le 15 février 1987, une brochure de huit pages : Peut-on dire “ Nous avons le même Dieu que les Musulmans ? ” ; belles pages d’interrogations, de réponses et de réconfort pour les “ catholiques troublés dans leur foi ”.

[2] D.I.C.I.-Presse, Etoile du Matin, 57230 Eguelshardt, le numéro 2 €.

jeudi 4 août 2005

[Aletheia n°78] - Le centenaire de Balthasar - par Yves Chiron

Aletheia n°78 - 4 août 2005

Le centenaire de Balthasar - par Yves Chiron

suivi d’un texte inédit

Hans Urs von Balthasar (1905-1988) est un des plus grands théologiens du XXe siècle. Le centenaire de sa naissance a été marqué par de nombreux colloques, en France et à l’étranger. D’autres manifestations sont prévues en ce mois d’août. Outre son œuvre immense – plus de cent ouvrages –, il a été, en 1975, un des fondateurs de la revue internationale Communio, revue créée pour faire contrepoint à l’autre grande revue internationale de théologie, Concilium, dont le progressisme et le néo-modernisme séduisaient un vaste public de clercs.

Balthasar, suisse de langue germanique, né le 12 août 1905 à Lucerne, entré chez les Jésuites, en 1929, fut ordonné prêtre en 1936. Ses premiers travaux théologiques ont porté sur les Pères de l’Eglise (Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur), en même temps qu’il restera un lecteur attentif de la littérature française, traduisant en allemand Claudel et Péguy et consacrant un volumineux essai à Bernanos.

Pendant la guerre, à Bâle, il fit la rencontre décisive d’Adrienne von Speyr (1902-1967). Adrienne était une protestante, qui avait connu des expériences spirituelles exceptionnelles. Balthasar allait devenir son directeur spirituel et l’amener au catholicisme (à la Toussaint 1940). Commença alors pour elle une vie mystique dont Balthasar allait être le témoin privilégié : visions, stigmatisation. Adrienne reçut aussi la mission de fonder une communauté séculière, la Communauté Saint-Jean. Des éditions (Johannes Verlag) virent le jour pour publier d’abord les écrits d’Adrienne von Speyr. En 1950, Balthasar quitta, non sans déchirement, la Compagnie de Jésus pour se consacrer à la Communauté, aux éditions et à ses propres travaux.

À partir de 1960, il jeta les bases de sa grande œuvre, une “ Trilogie ” consacrée au Beau (Æsthetik); au Bien (Theodramatik) et au Vrai (Theologik) ; dix-sept volumes au total. Pendant le concile Vatican II, Balthasar ne figura pas au nombre des experts (periti) qui eurent une si grande influence auprès de certains évêques ou Commissions. Puis, dans les années post-conciliaires, il apparut comme trop peu engagé, trop critique envers certaines évolutions de l’Eglise. Face à la crise de l’Eglise, les réponses de Balthasar allèrent toujours à l’essentiel. En témoignent Cordula ou l’épreuve décisive (1966), Retour au Centre (1969), Le Complexe antiromain (1974).

Sa grande trilogie peina à trouver un éditeur en France. Parus de 1961 à 1987 en langue allemande, les dix-sept volumes qui la composent ne furent traduits que très lentement et tardivement en français : d’abord chez Aubier-Montaigne pour la première partie (sous le titre La Gloire et la Croix), puis chez Lethielleux pour la deuxième, enfin, auprès de Culture et Vérité, en Belgique, pour la troisième.

Pourtant cette œuvre a fait son chemin, en France et dans l’Eglise. Trente ans après sa fondation, la revue balthasarienne Communio existe toujours, diffusée désormais en quinze langues. Par rapport à un Congar, à un Rahner, à un Chenu, dont l’œuvre et la pensée (et aussi l’action pour certains) ont joué un rôle essentiel durant le concile Vatican II, l’œuvre de Balthasar a connu une diffusion et une influence plus tardives mais profondes. De nombreux évêques et prêtres ont été profondément marqués par les écrits de Balthasar ; on citera, par exemple, le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, auteur de Théologie et sainteté. Introduction à Hans Urs von Balthasar (CERP/Parole et Silence, 1999).

Le cardinal Lustiger, lui aussi, a reconnu sa dette immense envers Balthasar : “ Ce devait être à l’automne 1965. Le premier tome de La Gloire et la Croix venait de paraître en français. Dans mon équipe d’aumôniers d’étudiants, nous l’avons travaillé pendant plusieurs mois. Ce fut pour nous un éblouissement et une vraie délivrance ”[1]. Ailleurs, il a été plus explicite : l’Eglise de France, dans l’après-Concile, écrit-il, “ semblait un bateau échoué ; échoué contre des récifs ou contre des bancs de sable et incapable de s’en dégager. La parution de l’œuvre de Balthasar a été comme un courant puissant qui remet le bateau en pleine mer. L’Eglise semblait échouée, enlisée dans les sables du monde, ou plutôt de la ”modernité” comme on dit. Pour décrire cette réalité complexe, j’ajoute un autre mot inscrit dans l’histoire de la pensée chrétienne : le ”modernisme”, et une troisième expression empruntée à Charlie Chaplin, ”les temps modernes””[2].

Les écrits de Balthasar s’inscrivaient à contretemps dans la crise terrible que connaissait l’Eglise de France. Il faut n’avoir jamais lu un livre de Balthasar pour définir sa pensée comme un “ modernisme soft ” (a. Bourmaud).

En guise de modeste contribution au centenaire de sa naissance, je publie un article qu’il avait bien voulu écrire pour une revue que j’allais publier. C’était en 1981. J’avais vingt ans. Avec l’enthousiasme de la jeunesse, qui est proportionnelle à ses ignorances, je décidais de lancer, seul, une “ revue chrétienne de culture ”. Le titre en était celui d’un livre majeur de Balthasar, Intégration. La revue prétendait récapituler et discerner, selon une ligne directrice définie par Balthasar : “ La moisson du monde sera engrangée, mais non par l’humanité elle-même : elle le sera par le Christ qui, seul, met tout le royaume aux pieds de son Père. C’est lui l’intégration ”.

Je souhaitais que le premier numéro de cette revue s’ouvre par un article de Balthasar. J’osais écrire au grand théologien, à Bâle. Il me répondit, quasiment par retour de courrier, par un article inédit de quatre pages, en allemand. Un “ petit rien ”, me disait-il avec modestie, auquel il me chargeait de donner “ un vêtement français convenable ”. Non sans une collaboration indispensable et précieuse, le texte fut traduit et ouvrit le numéro 1 d’Intégration qui parut en janvier 1982. Malgré la qualité des auteurs qui acceptèrent d’y voir publier leurs textes, la revue, mal réalisée techniquement, trop pauvre, eut peu d’abonnés et ne parut que pendant une année (six numéros). Pour le sixième et dernier numéro, Balthasar autorisa la publication d’une conférence qu’il avait donnée à Paris quelque temps auparavant.

C’est l’article, quasiment inédit de janvier 1982, que je publie ici, dans une traduction légèrement révisée.


Le chemin nous connait - par Hans Urs von Balthasar

Il est vraisemblable que parmi les personnes qui s’interrogent sur la relation entre la nature et la culture et le Royaume de Dieu, peu prennent suffisamment au sérieux les paroles de l’hymne aux Colossiens : “ En Lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre […] Toutes choses ont été créées par Lui et pour Lui […] car il a plu [à Dieu] de faire habiter en Lui toute la Plénitude et par Lui de se réconcilier toutes choses. ” (Col. 1, 16, 19 et 20). Car toujours nous nous représentons les choses naturelles, de quelque manière, sorties d’abord de Dieu, avec leur sens propre, et seulement, dans un second temps, dirigées malgré elles vers un but surnaturel. Mais il ne peut en être ainsi, si – d’après le début de l’Epître aux Ephésiens – la glorification de son Fils par la création fut la première pensée de Dieu. Bien plus, les choses doivent séparément posséder dès le début la brûlure du signe et de la marque qui donne à leur existence leur vocation ultime.

Pour l’homme, c’est tout à fait évident, d’après les leçons de saint Thomas d’Aquin (qui ne fait que récapituler et élucider le point de vue des grands théologiens) : l’homme est ouvert sur un accomplissement qui le dépasse et, poursuit saint Thomas, ne pourra trouver sa plénitude favorable qu’à travers Dieu (comme un homme ne peut devenir fécond que par une femme, et inversement). Si ce paradoxe définit la nature de l’homme, comment cela ne serait-il pas perceptible dans toutes ses réalisations intellectuelles mais aussi dans la gigantesque infrastructure de la nature qui le porte mais qui, sans lui, n’a pas de sens réel ? Car dans la nature l’homme n’est pas une énigme et, à la vérité, n’est pas principiel car il ne peut s’accomplir en Dieu sans le cosmos (comme plusieurs théologiens médiévaux le pensaient).

Doit-on dire par là que toutes les productions culturelles de l’humanité apportent par elles-mêmes une contribution à l’édification du Royaume de Dieu ? Cela personne ne veut et ne peut l’affirmer à la vue de la bombe atomique, mais aussi simplement de l’automobile ou de l’avion. La manifestation du Fils de Dieu sur terre n’advint en aucune manière comme le signe d’un accomplissement triomphal et d’un rassemblement immédiat des fragments éclatés de l’homme, mais bien plutôt dans la contradiction d’une sorte de discrétion, de bassesse qui a apporté la confusion chez tous : Païens, Juifs, Chrétiens. Enfin, Jésus lui-même, après chaque tentative, a averti de ne pas essayer de localiser le Royaume “ ici et là ”.

Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que l’homme est placé comme lutteur pour la maîtrise des forces cosmiques, avec le devoir de s’affirmer en elles, avec elles et contre elles, à travers des échecs sans fin et des catastrophes ; par quoi sa victoire apparente, son avance dans la domination des puissances contient un problème très important : chaque nouvelle rationalisation en vue d’une nouvelle liberté plus grande doit-elle nécessairement être une perte de liberté ? Chaque dédain de la mort individuelle pour une supposée avancée dans la cause de l’espèce marque de l’empreinte absolue de la mort l’espèce elle-même. Aussi, au plan temporel, tout ceci n’est pas plus évident qu’une gigantomachie – comme dit Platon – qui, en dépit des performances très hautes et “ immortelles ”, ne parvient pas au-dessus de l’inutilité, de la précarité et de la mortalité.

Les penseurs antiques avaient cessé la lutte là-dessus car ils étaient prêts à abandonner sans arrière-pensée toutes les œuvres culturelles de l’humanité à un feu sans fin, après quoi on pourrait recommencer tout le processus ; les Allemands avec leur Muspilli ne pensaient pas autrement, et Nietzsche a exalté une nouvelle fois ce point de vue. Les chrétiens pourraient dire, au regard des efforts cosmiques de l’humanité, qu’ils sont plantés depuis le début dans le feu de justice de Dieu quand ils lisent : “ Quant aux cieux et à la terre de maintenant, la même parole les tient en réserve pour le feu […] les cieux passeront dans un sifflement, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre et les œuvres qu’elle contient seront mises à jour ” (II Pierre 3, 7 et 10). Paul reprend cette image du feu de justice et dit que chacun en particulier devra le traverser, avec son œuvre de vie, et que le feu devra prouver si elle est construite “ avec du bois, du foin, de la paille ” ou avec un matériau solide (I Cor. 3, 12 sq) : ces propos peuvent être étendus aussi à l’ensemble de la production culturelle de l’humanité.

Et ici nous retrouvons la première idée : le feu fait la preuve si une œuvre a été bâtie “ sur le fondement du Christ ” ou sur une autre base, et ce fondement ne peut être autre que le premier, celui par lequel l’homme est empreint du sens de la Parole de Dieu.

L’homme, avec seulement les bégaiements du monde, s’efforce de prononcer pleinement la Parole. Charles Péguy a décrit dans Eve l’immense mouvement de l’histoire du monde et de toute la culture hors de la Parole centrale, et il n’a pas conçu cette marche comme triomphale puisque, pour lui, le but en était la crèche, dans laquelle se trouvait un mot volé de chaque langue.

Assurément, il n’a guère vu de claire justice dans cet endroit où la Parole muette épargnait les mots tonitruants de l’humanité. Peut-être que d’un coup le plus petit est devenu le plus grand : “ En vérité, je vous dis que cette veuve qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous, c’est de leur abondance qu’ils ont mis, mais elle, c’est de sa privation : tout ce qu’elle avait, elle l’a mis, tout son bien ” (Mc 12, 43-44).

Ainsi nous sommes appelés à faire un continuel discernement des esprits. Discernement de la direction où une œuvre s’engage consciemment ou inconsciemment. Un tel discernement est difficile parce que, pour beaucoup, la bonne direction qui semble avoir été prise n’est finalement que la recherche de sa propre glorification au lieu de l’accomplissement de la Parole, et parce que, pour d’autres, ce qui semble être un détournement de la bonne direction n’indique finalement et seulement (humblement !) que l’incapacité de l’homme qui s’efforce de trouver le but avec ses propres forces et de l’atteindre complètement. Aussi face à ces cas négatifs, il faut encore et toujours distinguer : s’agit-il d’une mise en valeur ou d’un obscurcissement de la vérité ? Est-ce que, par exemple, l’image de “ l’homme révolté ” est-elle seulement l’expression de sa temporalité insoluble, de sa situation gigantomachique (et aussi de sa vérité), ou alors un refus titanesque, à travers lequel la “ situation de révolte ”, objective, se laisse chevaucher par quelque chose d’autre ?

Le discernement est difficile. Le Nouveau Testament lui-même, d’une part avertit et même recommande, pour nous diriger, de laisser à Dieu seul le jugement (I Cor. 4, 3-5) ; mais d’autre part, cependant, nous blâme de ne pas savoir lire les signes des temps qui nous sont donnés dès ce monde – et qui sont montrés par le Christ et son existence – (Matt. 16, 4). Nous sommes livrés à ce dilemme : il nous a été donné assez de sensorium pour que nous connaissions la direction, pour nous, pour l’humanité et pour son œuvre ; cependant pas suffisamment pour que, chemin faisant, nous tombions dans un jugement définitif. Nous sommes viatores, des errants, et nous devons savoir si nous avons un CHEMIN sous les pieds ou si nous n’en avons pas.

Septembre 1981

NOTES

[1] Communio XIV, 2 – mars-avril 1989, p. 12.

[2] Communio XXX,2 – mars-avril 2005, p. 13-14.