samedi 14 juin 2008

[Aletheia n°127] Au XXXe anniversaire de la mort de Paul VI - par Yves Chiron

Aletheia n°127 - 14 juin 2008

Sous le pontificat de Paul VI (1963-1978), l’Eglise catholique a connu des bouleversements considérables, elle a vécu une sorte de révolution. Si dans certains domaines (notamment le célibat des prêtres, l’élection du pape, la régulation des naissances, l’avortement), le Magistère a maintenu, malgré les demandes insistantes de réformes, une position traditionnelle, dans d’autres domaines (la liturgie, les
relations avec les non-catholiques et les non-chrétiens, les rapports au monde et à la société), des réformes et des prises de position ont eu lieu qui, vingt ans auparavant, sous le pontificat de Pie XII, auraient été impossibles. À cet égard, le court pontificat de Jean XXIII (1958-1963) aura été, au sens littéral, un pontificat de transition : un changement de paradigme.

Le concile Vatican II, lancé et commencé sous Jean XXIII, achevé par Paul VI, aura été le vecteur essentiel de cette révolution. Mais aussitôt, il faut préciser : quand on parle des bouleversements apportés par le concile, on ne fait pas référence seulement aux textes conciliaires eux-mêmes tels qu’ils ont été promulgués (quatre constitutions, neuf décrets et trois déclarations) et aux réformes qui en ont été le prolongement, mais aussi à ce qu’on pourrait appeler le para-concile : les déclarations, ouvrages, initiatives, voire campagnes de presse qui ont précédé, accompagné et suivi le concile. Dès l’annonce du concile (janvier 1959) jusque bien longtemps après la clôture (décembre 1965), en marge de l’événement conciliaire, ce fut, la plupart du temps par ceux qui participaient eux-mêmes au concile (cardinaux, évêques et aussi periti et théologiens), un flot continu d’analyses, de commentaires, de suggestions, de prises de position qui étaient relayés par la presse. Ce para-concile eut sans doute plus d’influence immédiate sur la vie des chrétiens, leurs comportements, leurs idées, que le concile lui-même dans ses actes promulgués.

Paul VI a été le pape qui a mené à bien ce concile, sans le diriger vraiment mais en réussissant, sur certains points, à imposer sa marque et son autorité. Il a dû le faire dans une « Eglise ébranlée », pour reprendre l’expression d’Emile Poulat. L’image est fausse d’une Eglise catholique qui serait entrée en crise (crise d’identité, crise de la foi, crise des vocations, remise en cause des structures et des disciplines) suite au concile Vatican II. Cette crise a commencé à se manifester avant le concile et celui-ci n’a pas su l’enrayer immédiatement. Le concile, par certains aspects, a servi de révélateur à cette crise diffuse dans l’Eglise et la façon dont le concile a été appliqué a pu amplifier cette crise.

Au lendemain de la mort de Paul VI, faisant un premier bilan de son pontificat, Emile Poulat pouvait écrire : « ... il est mort sans avoir dominé cette crise dogmatique, disciplinaire et spirituelle, sans que ses appels à la fraternité et à la paix aient pu conjurer la violence des conflits entre les peuples [1]. »

Les dernières années du pontificat de Paul VI sont plutôt sombres. Un jeu de mots courait en Italie : Paolo sesto-Paolo mesto (Paul VI, « Paul triste »). Si les premiers grands voyages, notamment celui en Terre sainte en 1964, avaient suscité, dans le monde entier, un grand enthousiasme, les difficultés que le Pape eut à affronter à partir du milieu des années 60 assombrirent le paysage et le personnage. Un an après sa mort, son successeur évoquera le pontificat de Paul VI comme « un martyre quotidien de sollicitude et de travail »[2]. Le grand monument à la mémoire de Paul VI, inauguré en 1984 à Brescia, ville où il a passé son enfance et sa jeunesse, est à l’image de cette appréciation. La statue, œuvre du sculpteur Lello Scorzelli, représente Paul VI, tête baissée, comme accablé sous le poids de sa charge, seulement soutenu par le grand crucifix sur lequel il s’appuie, ou se retient presque.

Ces images doloristes d’un pontificat ne sauraient pourtant suffire à le définir. Paul VI est devenu pape à soixante-cinq ans. Découvrir et comprendre les soixante-cinq années qui ont précédé son accession au pontificat permet de mieux comprendre le sens de ses actions et de ses décisions en tant que pape. La nécessité d’une biographie, au sens complet du mot, s’imposait en 1993. Il n’en existait pas encore en français. Elle est rééditée aujourd’hui, dans une version corrigée et complétée.

Le philosophe catholique Augusto Del Noce, au lendemain de la mort de Paul VI, soulignait combien ce pape avait dû « œuvrer dans un des moments les plus difficiles et les plus douloureux de toute l’histoire de l’Eglise », celui de « la disparition du problème de Dieu ». Paul VI a dû affronter, non plus, comme ses prédécesseurs, un athéisme agressif « contre Dieu », mais un athéisme d’indifférence, une société, occidentale, « sans Dieu »[3]. Paul VI, selon Del Noce, n’a pas fait, en cette circonstance, preuve d’hésitation ou de prudence. Il est resté « inflexible » dans la conservation de la foi et dans la réaffirmation des principes de la morale catholique, même s’il faut convenir que l’ « intransigeance doctrinale » est allée de pair avec une « large tolérance pratique », des apparences de non-résistance et des réactions publiques trop rares lorsqu’il s’agissait de dénoncer l’erreur ou lorsque les principes étaient en cause.

Au total, Augusto Del Noce estime que le pontificat de Paul VI fut « un pontificat de résistance et d’attente », une attente plus religieuse que politique ou tactique « parce qu’une telle attente face à un monde, encore plus qu’hostile, incompréhensif, suppose une foi très profonde. » Paul VI a donné la priorité au respect des consciences sur la défense de l’objectivité de la vérité, au risque de donner l’impression de céder au subjectivisme et au relativisme, mais, « en profondeur, ce respect des consciences comporte une confiance dans la vérité plus qu’en l’homme, la conviction que l’homme, quoi qu’il fasse, ne pourra y échapper. »

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NOTES
[1] Émile Poulat, « Paul VI », Universalia, 1979, p. 620-621.
[2] Allocution de Jean-Paul II à des pèlerins de Brescia en avril 1979.
[3] Augusto Del Noce, « Il papato che è trascorso », L’Europa, août 1978, repris in Pensiero della Chiesa e filosofia contemporanea.Leone XIII, Paulo VI, Giovanni Paulo II, Rome, Edizioni Studium, 2005.
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Précision : Un correspondant romain nous signale que dans la paroisse personnelle concédée à la FSSP à Rome pour le « rite extraordinaire », la messe selon le nouveau rite continuera à être célébrée (le dimanche à midi), par un prêtre extérieur à la FSSP.

lundi 2 juin 2008

[Aletheia n°126] « Le monde diabolique ne peut pas s’agenouiller » - par Yves Chiron



Aletheia n°126 - 2 juin 2008
La liturgie est au cœur de l’action et de l’enseignement de Benoît XVI. Ses interventions et décisions en la matière sont fréquentes et d’importance. Qu’il s’agisse de discours, d’allocutions, d’homélies, du motu proprio libérateur du 7 juillet 2007, ou de décisions et d’initiatives personnelles.
Pour Benoît XVI, la question liturgique n’est pas une simple affaire de « pratiques cultuelles ». Ce qui est en jeu dans la liturgie, c’est la compréhension de Dieu et du monde, notre relation au Christ et à l’Eglise. Il y a quelques années, dans un livre consacré à la liturgie, celui qui allait devenir Benoît XVI la définissait comme une « relation à Dieu » et une anticipation de la vie future : « Le rapport à Dieu détermine tous les rapports, ceux des hommes entre eux et ceux des hommes avec le reste de la Création. L’adoration, qui nous relie à Dieu, est donc constitutive de l’existence humaine. Elle l’est d’autant plus qu’elle permet à l’homme de dépasser sa vie quotidienne, de participer déjà à la façon d’exister “du ciel“, du monde de Dieu. En ce sens, la liturgie anticipe la vie future […] et donne sa véritable envergure à la vie présente. Sans cette ouverture vers le Ciel, notre vie ne serait qu’une existence emmurée et vide[1]. »
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre deux initiatives que le Pape a prises ces dernières semaines.
À Rome, une paroisse personnelle (c’est-à-dire non limitée par un territoire mais constituée de fidèles venus à titre personnel) a été confiée à la Fraternité Saint-Pierre. Dans un important entretien accordé à L’Homme nouveau[2], l’abbé Berg, supérieur de la FSSP, précise que cette paroisse dévolue exclusivement à la forme extraordinaire du rit romain a été « voulue par Benoît XVI » et proposée par le cardinal Ruini, vicaire du pape pour le diocèse de Rome. Il s’agit d’une église située au cœur de Rome, dédiée à la Santissima Trinità.
La FSSP dispose de neuf autres paroisses personnelles dans le monde : six aux Etats-Unis, deux au Canada et une au Nigéria. La Santissima Trinità est la première confiée à la FSSP en Europe. L’abbé Berg espère que cette décision de Benoît XVI « ouvrira une porte aux autres évêques européens ».
On rappellera, néanmoins, que d’autres paroisses personnelles de rite traditionnel existent déjà en France : l’église Saint-François de Paule, à Toulon, érigée en paroisse personnelle par Mgr Rey en septembre 2005 ; l’église Saint-Eloi, à Bordeaux, érigée en paroisse personnelle par le cardinal Ricard en février 2008 et confiée à l’Institut du Bon Pasteur ; sans compter les cas particuliers, tel celui de la « paroisse personnelle de la Croix glorieuse », à Strasbourg et Colmar, confiée à l’abbé Gouyaud, mais dont il n’est pas sûr qu’elle corresponde vraiment au statut canonique de la paroisse personnelle.
Quelques semaines après l’annonce d’une paroisse personnelle de rit tridentin à Rome, Benoît XVI a donné, une deuxième fois, l’exemple, le jour de la Fête-Dieu. Célébrant la messe de la solennité du Saint-Sacrement, à Saint-Jean-du-Latran, il a distribué la communion aux fidèles selon l’usage traditionnel : les fidèles étaient à genoux pour recevoir le Corps du Christ sur la langue.
Dans son homélie, le pape a insisté sur le geste d’adoration et d’humilité que constitue la communion reçue à genoux : « Adorer le Dieu de Jésus-Christ, qui, par amour s’est fait pain rompu, est le remède le plus valide et radical contre les idolâtries d’hier et d’aujourd’hui. S’agenouiller devant l’Eucharistie est une profession de liberté : qui s’incline devant Jésus ne peut et ne doit pas se prosterner devant aucun autre pouvoir terrestre, si fort fût-il. Nous, chrétiens, nous ne agenouillons que devant le Saint-Sacrement, parce que nous savons et nous croyons qu’en lui l’unique vrai Dieu est présent, lui qui a créé le monde et l’a tant aimé qu’il lui a donné son Fils unique. »
Cette remise à l’honneur d’une pratique traditionnelle par Benoît XVI avait été annoncée, pour ainsi dire, par Mgr Malcolm Ranjith, secrétaire de la Congrégation du Culte Divin et de la Discipline des Sacrements. Il y a quelques mois, il avait préfacé un livre sur la Sainte communion, publié à la Libreria Editrice Vaticana par un évêque d’Asie Centrale, Mgr Athanasius Schneider. Dans sa préface, Mgr Ranjith affirmait qu’il était temps « de revoir et, si nécessaire, d’abandonner » la pratique de la communion reçue debout et dans la main. « Il est plus nécessaire, écrivait aussi le secrétaire de la Congrégation du culte divin, d’aider les fidèles à retrouver une foi vive dans la présence réelle de l’Eucharistie[3] ».
La Conférence des Evêques de France – ce qui ne signifie pas tous les évêques de France – a réagi officieusement à la cérémonie exemplaire, au sens littéral, de Saint-Jean-du-Latran. Elle l’a fait dans son bulletin d’informations Infocatho. Le refus, maladroitement exprimé, est à peine voilé : « Ce qui est possible dans une messe pontificale, célébrée par le Pape, ayant toujours à ses côtés un grand nombre de prêtres empressés à l’entourer […] paraît plus difficile lorsqu’un seul prêtre est disponible pour assurer la communion de deux ou trois cents personnes. Canoniquement, c’est à l’évêque du diocèse de décider actuellement en cette matière liturgique. »
En se plaçant au seul point de vue pratique, le bulletin d’informations de la CEF esquive la question de fond. L’adoration n’est-elle pas constituante de la communion ? Cette adoration, en esprit, ne doit-elle pas se traduire, aussi, par le corps ? Le futur Benoît XVI, dans le livre déjà cité, consacrait un chapitre complet au « corps dans la liturgie ». Il rappelait, dans de belles pages, le sens théologique de l’agenouillement[4]. « On voudrait aujourd’hui nous détourner de l’agenouillement », écrivait le cardinal Ratzinger. La pratique de l’agenouillement n’est pas culturelle, liée à une époque. Elle a, dans la religion chrétienne, un fondement théologique. Le cardinal Ratzinger renvoyait à l’épître aux Philippiens (2, 6-11) : « que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers. » Il citait aussi les Pères du désert, « l’histoire du démon contraint par Dieu à se montrer à un certain abbé Apollon ; le démon est tout noir, hideux, d’une maigreur effrayante, mais surtout il n’a plus de genoux. Le monde diabolique ne peut pas s’agenouiller ».
Celui qui est devenu Benoît XVI concluait ces pages par une incitation à revenir à la pratique de l’agenouillement : « Il se peut bien que l’agenouillement soit étranger à la culture moderne – pour la bonne raison que cette culture s’est éloignée de la foi. Elle ne connaît plus Celui devant lequel l’agenouillement est le seul geste nécessaire. La foi apprend aussi à nous agenouiller. C’est pourquoi une liturgie qui ne connaîtrait plus l’agenouillement serait intrinsèquement malade. Il faut réapprendre à nous agenouiller, réintroduire l’agenouillement partout où il a disparu, afin que, par notre prière, nous restions en communion avec les apôtres et les martyrs, en communion avec le cosmos tout entier, en union avec Jésus-Christ. »
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[1] Cardinal Joseph Ratzinger, L’Esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, p. 18.
[2] L’Homme nouveau du 24 mai 2008 (10, rue Rosenwald, 75015 Paris), 4 euros le numéro.
[3] Préface à Mgr Athanasius Schneider, Dominus est. Riflessionni d un vescovo dell’Asia Centrale sulla sacra Communione, Libreria Editrice Vaticana, 2008, p. 8. Cf. Aletheia n° 120, 9 février 2008.
[4] L’Esprit de la liturgie, op. cit., p. 146-153.