mercredi 28 mars 2007

[Aletheia n°107] Lettre ouverte aux candidats - par Mgr Jean-Pierre Cattenoz, Archevêque d’Avignon

Aletheia n° 107 - 28 mars 2007
Lettre ouverte aux candidats - par Mgr Jean-Pierre Cattenoz, Archevêque d’Avignon
MESDAMES ET MESSIEURS LES CANDIDATS, quand je vous écoute, j’ai mal pour mon pays. Bien sûr, je me réjouis devant les germes d’espérance contenus dans les nombreuses propositions énoncées dans vos programmes.
Il y a quelques semaines, je me suis réjoui de vous voir tous unanimes pour inscrire l’abolition de la peine de mort dans notre Constitution. Aujourd’hui, je suis consterné par vos programmes qui portent en eux les germes d’une culture de mort pour notre société.
Certes, comme archevêque d’Avignon, il ne m’appartient pas de prendre position publiquement pour l’un ou l’une d’entre vous. De même, en intervenant, je n’entends nullement porter atteinte à la liberté politique des catholiques de mon diocèse. Je voudrais seulement vous alerter et alerter tous les hommes de bonne volonté sur plusieurs points de la campagne électorale dont les enjeux me semblent majeurs pour l’avenir de notre pays.
DEFENDRE LE PATRIMOINE DE L’HUMANITE
Au nom de l’Évangile, je veux défendre la vie, l’Évangile de la vie. Or je constate combien en laissant fragiliser la famille vous portez atteinte au patrimoine de l’humanité.
La famille est le sanctuaire de la vie, une réalité décisive et irremplaçable pour le bien commun des peuples. Elle est la cellule vitale et le pilier de toute vie en société. L’avenir de l’humanité passe par la famille. Elle est le centre névralgique de toute société, une école d’humanisation de l’homme où il peut grandir et devenir pleinement homme. La famille est le lieu privilégié et irremplaçable où l’homme apprend à recevoir et à donner l’amour qui seul donne sens à la vie. Elle est le lieu naturel de la conception, de la naissance, de la croissance et de l’éducation des enfants. Elle est le milieu naturel où l’homme peut naître dans la dignité, grandir et se développer de manière intégrale.
L’institution du mariage, fondement de la famille échappe à la fantaisie de l’homme ; le mariage plonge ses racines dans la réalité la plus profonde de l’homme et de la femme, il est l’union de l’homme et de la femme. « Impossible de contester cette norme sans que la société ne soit dramatiquement blessée dans ce qui constitue son fondement. L’oublier signifierait fragiliser la famille, pénaliser les enfants et précariser l’avenir de la société » (Benoît XVI, 20 février 2007).
Or la plupart de vos programmes électoraux, loin de protéger et de promouvoir la famille fondée sur le mariage monogame entre l’homme et la femme, ouvrent la porte au mariage entre personnes du même sexe et à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels. Aucune autre forme de vie commune que l’union d’un homme et d’une femme ne peut être juridiquement assimilable au mariage ni ne peut recevoir, en tant que telle, une reconnaissance légale. Toute tentative de relativiser le mariage en lui donnant le même statut que d’autres formes d’unions radicalement différentes sont dangereuse pour notre société. Tout cela offense la famille et contribue à la déstabiliser en voilant sa spécificité et son rôle social unique.
Concernant le “mariage homosexuel”, il faut distinguer l’homosexualité comme fait privé et l’homosexualité comme relation sociale prévue et approuvée par la loi. La légalisation d’une telle union finirait par entraîner un changement de l’organisation sociale tout entière qui deviendrait contraire au bien commun. Les lois civiles qui devraient être des principes structurants de l’homme au sein de la société, jouent un grand rôle dans la formation des mentalités et des habitudes. Le respect envers les personnes homosexuelles ne saurait en aucune manière conduire à l’approbation du comportement homosexuel ou à la reconnaissance juridique des unions homosexuelles (cf. Cardinal Ratzinger, Considération à propos des projets de reconnaissance juridique des unions entre personnes homosexuelles, Congrégation pour la Doctrine de la Foin juin 2003).
Le nombre de séparations et de divorces s’accroît, rompant l’unité familiale et créant de nombreux problèmes aux enfants, victimes innocentes de ces situations. La fragilité et le nombre de foyers monoparentaux ne sont pas sans poser question. La stabilité de la famille est aujourd’hui menacée ; pour la sauvegarder, il ne faut pas avoir peur d’aller à contre-courant de la culture ambiante. Les diverses formes de dissolution du mariage sont l’expression d’une liberté anarchique qui se fait passer à tort pour une libéralisation de l’homme. Au contraire, reconnaître et soutenir l’institution du mariage est un des services les plus importants à apporter aujourd’hui au bien commun et au véritable développement des hommes et des sociétés, de même que la plus grande garantie pour assurer la dignité, l’égalité et la véritable liberté de la personne humaine.
Malheureusement bien des projets sur le mariage, le divorce, l’adoption tiennent, certes, compte des désirs des adultes, mais oublient complètement l’intérêt des enfants. Le droit à l’enfant semble prendre le pas sur le droit de l’enfant.
Comme le montre unanimement l’expérience, l’absence d’une maman ou d’un papa au sein d’une famille entraîne bien des obstacles dans la croissance des enfants. Comment des enfants insérés dans des unions homosexuelles où manquent la bipolarité sexuelle et l’expérience conjointe de la paternité et de la maternité pourront-ils grandir et mûrir humainement sans porter les séquelles de cette absence ? Comment assurer l’équilibre de la structure psychologique et sexuelle de l’enfant dans un couple où il n’y a qu’un sexe ?
L’affaiblissement de la cellule familiale est une des causes majeures des difficultés des jeunes. La crise de la famille est une cause directe du mal être des jeunes. La majorité des jeunes en difficultés sont issus de familles humainement et socialement fragilisées
Au nom de l’Évangile, je veux défendre la vie, l’Évangile de la vie, de cette vie qui fait de nous des hommes de l’utérus au sépulcre.
La banalisation de l’avortement et le silence sur les conséquences psychologiques, les blessures et les souffrances cachées qui marquent à jamais les femmes sont intolérables. L’information tronquée sur les séquelles provoquées par l’avortement chez les femmes qui y ont eu recours est insupportable.
La liberté de tuer n’est pas une vraie liberté, mais une tyrannie. Jean-Paul II dans sa lettre encyclique L’Évangile de la vie a eu des mots très vrais et très durs sur la réalité de l’avortement :
« Parmi tous les crimes que l’homme peut accomplir contre la vie, l’avortement provoqué présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement grave et condamnable […].
L’avortement provoqué est le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance. La gravité morale de l’avortement provoqué apparaît dans toute sa vérité si l’on reconnaît qu’il s’agit d’un homicide et, en particulier, si l’on considère les circonstances particulières qui le qualifient. Celui qui est supprimé est un être humain qui commence à vivre, c’est-à-dire l’être qui est, dans l’absolu, le plus innocent qu’on puisse imaginer : jamais il ne pourrait être considéré comme un agresseur, encore moins comme un agresseur injuste ! Il est faible, sans défense, au point d’être privé même du plus infime moyen de défense, celui de la force implorante des gémissements et des pleurs du nouveau-né. »
Alors que la peine de mort a été abolie pour une question de principe, l’avortement devrait être considéré comme atteignant la dignité de la personne à naître.
Certes, l’avortement est désormais inscrit dans les lois, mais il n’en demeure pas moins immoral au regard de l’Évangile et de l’Évangile de la vie.
L’acceptation de l’euthanasie fait peser des menaces graves sur les malades incurables et sur les mourants. Certes, le contexte social et culturel actuel augmente la difficulté d’affronter la souffrance à l’approche de la mort. Il rend plus forte la tentation de résoudre ce problème en l’éliminant à la racine par l’anticipation de la mort au moment considéré comme le plus opportun. Pourtant, les médecins affirment aujourd’hui savoir soulager la quasi-totalité des douleurs. La vraie question est donc celle des soins palliatifs.
La vie humaine est sacrée, de son commencement naturel jusqu’à son terme. Tout être humain a le droit au respect intégral de ce bien qui est pour lui primordial. Nous ne pouvons accepter la promotion de lois visant à légaliser l’euthanasie.
La manipulation des embryons fait peser une lourde menace sur notre société. L’embryon est un être vivant qui possède un patrimoine génétique humain. Il est une personne humaine, il faut la protéger parce qu’elle est membre à part entière de l’espèce humaine et mérite notre respect.
Les progrès de la science et de la technique peuvent se transformer en menace si l’homme perd le sens de ses limites. Il faut prendre conscience que la chosification de l’embryon nous conduira tôt ou tard à l’eugénisme.
Effectivement, cette manipulation débouche sur un eugénisme subtil. En effet, le dépistage prénatal a changé de nature, il n’est plus destiné à traiter mais bien à supprimer. Un tel dépistage renvoie à une perspective terrifiante, celle de l’éradication.
Aujourd’hui, la venue au monde de certains enfants est devenue non souhaitable. La science propose même des outils pour réaliser le rêve de l’enfant sans défaut. Plusieurs de vos programmes construisent pas à pas une politique de santé qui flirte avec l’eugénisme.
Les recherches biotechnologiques toujours plus pointues visent à instaurer des méthodes d’eugénisme toujours plus subtiles et qui visent à la recherche de l’enfant parfait, fruit d’une sélection totalement contrôlée. Par leur maladie, par leur handicap, ou plus simplement par leur présence même, ceux qui auraient le plus besoin d’amour, d’accueil, de soin, sont jugés inutiles et considérés comme un poids insupportable dont il faut se débarrasser, qu’il faut éliminer.
Nous voyons se déchaîner comme une sorte de conspiration contre la vie.
Au nom de l’Évangile, je veux défendre la vie, l’Évangile de la vie. Je ne peux fermer les yeux devant tant d’hommes et de femmes aujourd’hui en France qui se sentent blessés, exclus, mis sur le bord de la route pour de multiples raisons personnelles, économiques, sociales, politiques ou même religieuses.
Certes, il appartient aux politiques de gouverner, mais je ne peux m’empêcher de vous rappeler que l’économie se doit d’être au service de l’homme et du bien commun dans le respect de la justice sociale et de la solidarité humaine. La mondialisation des échanges commerciaux et la globalisation de l’économie semblent se fonder sur une conception intégralement libérale de l’économie, de ses mécanismes. L’économie prime sur tout et là encore des conceptions individualistes et libérales dominent au détriment du respect de l’homme et de la solidarité entre les hommes.
OÙ SONT VOS PRIORITES ?
Comment vivre une authentique fraternité humaine dans notre pays ? Comment respecter les plus pauvres ? Comment répondre au droit au logement et à des logements qui n’accentuent pas la déstructuration de la cellule familiale ? Comment prendre en compte l’émigration comme un fait désormais structurel de notre société ? Comment accueillir de manière juste tout en étant généreuse ? Comment lutter contre tous ceux qui exploitent les immigrés clandestins, les marchands de sommeil, les employeurs véreux ? Comment réfléchir à la question de l’emploi, du travail et de sa juste rémunération ? Comment prendre en compte les menaces écologiques ?
Autant de questions pour lesquelles nous attendons des réponses qui ne soient pas des promesses électorales trop souvent sans lendemain, mais des engagements clairement exprimés.
Où sont vos priorités ? Sont-elles du côté de groupes de pression susceptibles de vous apporter des voix le temps d’une élection ou sont-elles vraiment au service de notre pays ?
Au nom de l’Évangile, je ne peux que dénoncer avec les Associations familiales catholiques la racine de tout cela : un individualisme à tout crin qui gangrène notre société.
Nous constatons l’évolution du droit civil qui consacre depuis trente ans l’individualisme des droits. Le droit qui dicte et façonne les normes sociales, privilégie l’individu, la vie privée, considère que les choix affectifs ne peuvent et ne doivent avoir aucune conséquence ni sur les enfants ni sur la vie civique, économique et sociale.
Dans notre culture, on exacerbe souvent la liberté de l’individu conçu comme sujet autonome, comme s’il se suffisait à lui-même, en marge de ses relations avec les autres, étranger à ses relations avec autrui. Beaucoup voudraient organiser la vie sociale seulement à partir des désirs subjectifs et changeants, sans aucune référence à une vérité objective comme la dignité de tout être humain, ses droits et ses devoirs au service desquels doivent se mettre les responsables de notre société.
Ainsi toutes les formes d’union conjugale sont mises sur un pied d’égalité, le droit à l’enfant se substitue au droit de l’enfant. On laisse se propager et se développer des pratiques de contraception abortives, l’avortement et les dérives eugénistes. La famille et les familles ne sont plus considérées comme les corps fondateurs de la société, mais comme une juxtaposition d’individus. Ainsi naissent et prospèrent au gré des gouvernements, des politiques à caractère social, destinées à pallier les effets de cet individualisme qui gangrène la société. Cette conception individualiste de la société soumet notre pays aux dérives d’une opinion aux repères brouillés et aux groupes de pression qui pèsent de tout leur poids en cette période électorale (cf. Déclaration des AFC, « Débats préélectoraux 2007-2008 »).
Au nom de l’Évangile et à la veille de l’élection présidentielle et des élections législatives, je ne peux qu’inviter les hommes politiques, les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté à passer au crible de l’Évangile et de l’enseignement de l’Église vos propositions avant de se déterminer dans leur choix.
Avignon, le 22 mars 2007
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Texte reproduit d’après le site Liberté Politique

dimanche 18 mars 2007

[Aletheia n°106] L’Eucharistie, « principe causal de l’Eglise » par Yves Chiron

Aletheia n°106 - 18 mars 2007
L’Eucharistie, « principe causal de l’Eglise » par Yves Chiron
Les radios, les télévisions et certains journaux n’ont retenu de l’exhortation apostolique Sacramentum Caritatis qu’un liste d’interdictions et de rappels disciplinaires : par exemple, « caractère obligatoire » du célibat des prêtres dans la tradition latine (§ 24) ; refus de la communion aux polygames, aux divorcés remariés et aussi, sauf « situations déterminées et exceptionnelles » (§ 56), aux non-catholiques ; recommandation aux fidèles de « s’agenouiller pendant les moments centraux de la prière eucharistique » (§ 65).
Tout cela se trouve certes dans l’exhortation apostolique publiée par Benoît XVI, mais c’est réduire l’enseignement, dense,  du document à quelques normes, qui ne sont que des rappels. Sacramentum Caritatis est, avant tout, un enseignement doctrinal sur l’Eucharistie « principe causal de l’Eglise ».
Je ne prétendrai pas le résumer ici. Je relèverai simplement quelques points qui en font un acte magistériel de continuité, caractéristique de l’esprit et du dessein pastoral de Benoît XVI :
• Le titre même de l’exhortation apostolique, Sacramentum Caritatis, renvoie au titre du premier acte magistériel d’envergure de Benoît XVI : l’encyclique Deus caritas est. La Sainte eucharistie, écrit le Pape, est le « Sacrement de l’amour » où le Christ se donne pour le salut des hommes. La « nouvelle et éternelle alliance » est passée par la Croix. « En instituant le sacrement de l’Eucharistie, Jésus anticipe et intègre le Sacrifice de la croix et la victoire de la résurrection. Dans le même temps, Il se révèle comme le véritable agneau immolé, prévu dans le dessein du Père dès avant la création du monde. » Benoît XVI écrit aussi que « l’institution de l’Eucharistie est devenue en Jésus un acte suprême d’amour et pour l’humanité une libération définitive du mal. »
En lisant Benoît XVI, on est loin de la conception de la messe que diffusent encore certains écrits cléricaux, en France du moins. L’Eucharistie n’est pas une « rencontre d’hommes et de femmes de tous âges » pour former « un seul Corps avec le Christ » et « rompre le pain et boire à la coupe »[1] , elle doit être vécue et célébrée à la lumière de l’histoire du salut.
• Le « banquet eucharistique » n’est certes pas un simple repas commémoratif, il est la « réelle anticipation du banquet final », le banquet eschatologique, « les noces de l’Agneau » (§ 31).
Ce banquet eucharistique prend la forme de la célébration d’un « sacrifice » par le prêtre, au cours duquel l’Esprit-Saint joue un rôle décisif au moment de la « transsubstantiation » (§ 13).
Le caractère sacrificiel de l’Eucharistie, affirmé à plusieurs reprises dans l’exhortation apostolique, imprime au ministère sacerdotal un caractère unique : « Il est nécessaire que les prêtres aient conscience que, dans tout leur ministère, ils ne doivent jamais se mettre au premier plan, eux-mêmes ou leurs opinions, mais Jésus Christ » (§ 23). Cela renvoie à une position philosophique centrale dans la pensée de celui qui était encore le cardinal Ratzinger : « le dépassement de la simple subjectivité [se fait] par le contact entre l’intériorité de l’homme et de la vérité qui vient de Dieu.[2] »
Le dépassement de la subjectivité se traduira, dans le domaine liturgique, par le refus de toute tentation créativiste ou constructiviste. L’exhortation apostolique le dit très clairement : « Toute tentative de se poser soi-même comme protagoniste de l’action liturgique contredit l’identité sacerdotale. Le prêtre est plus que jamais serviteur et il doit s’engager continuellement à être le signe qui, en tant qu’instrument docile entre les mains du Christ, renvoie à Lui. Cela se traduit particulièrement dans l’humilité avec laquelle le prêtre guide l’action liturgique, dans l’obéissance au rite, en y adhérant de cœur et d’esprit, en évitant tout ce qui pourrait donner l’impression d’une initiative propre inopportune. » (§ 23).
• Certains ont regretté que Benoît XVI n’ait rien dit, dans cette exhortation apostolique, de la messe traditionnelle et de sa libération attendue. C’est, sans doute, parce qu’un motu proprio consacré à ce sujet paraîtra dans un délai qu’il serait aventuré de fixer.
Mais, en fait, déjà dans cette exhortation, la messe dite de saint Pie V n’est pas passée sous silence. Il ne pouvait en être autrement puisque, on le sait, le sujet a été abordé lors du synode d’octobre 2005 dont cette exhortation est le prolongement et l’aboutissement.
Ici Benoît XVI insiste sur l’unité du rite romain : « depuis les indications claires du Concile de Trente et du Missel de saint Pie V jusqu’au renouveau liturgique voulu par le Concile Vatican I : à chaque étape de l’histoire de l’Eglise, la célébration eucharistique, en tant que source et sommet de la vie et de la mission de l’Eglise, resplendit de toute sa richesse multiforme dans le rite liturgique » (§ 3).
Benoît XVI, il l’écrit, n’ignore pas les « difficultés » et les « abus » qui ont surgi dans l’application de la réforme liturgique post-conciliaire. Mais le pape pense aussi que cette réforme « contient encore des richesses qui n’ont pas été pleinement explorées. »
Le propos surprendra, et décevra même sûrement, ceux des traditionalistes qui ont vécu la réforme liturgique comme une rupture. On sera attentif que, pour la réforme liturgique, comme pour le concile Vatican II, Benoît XVI demande de ne pas introduire « de ruptures artificielles ». C’est-à-dire qu’il demande de lire et de vivre la réforme liturgique post-conciliaire dans « une herméneutique de la continuité », comme il l’a demandé déjà pour le concile Vatican II dans son désormais célèbre discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005.
Cette exhortation apostolique, dont l’élaboration a été longue – plus d’un an après la fin du Synode des évêques –, confirme l’intuition fondamentale de Benoît XVI, qui n’a rien d’une stratégie : l’Eglise n’est pas « purement humaine », les critiques incessantes proviennent souvent du désir obscur d’une « Eglise faite par nous ». La « vraie réforme » consiste à « laisser place à la lumière très pure qui vient d’en haut »[3]. Cette attention n’est pourtant point passive : elle doit être la rencontre entre l’intériorité et « la vérité qui vient de Dieu ».
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L’ Institutio generalis Missalis romani
Vient de paraître, à la Libreria Editrice Vaticana, un livre fondamental pour la juste appréciation de la messe qu’on peut appeler à bon droit « messe de Paul VI ». Il s’agit de l’édition critique et scientifique de l’Institutio generalis Missalis romani[4].
L’Institutio generalis est l’ensemble des normes générales qui ont accompagné le nouvel Ordo Missæ ( N.O.M.). Dans sa première version, l’Institutio generalis compte 341 paragraphes en huit chapitres. Le N.O.M. et les normes générales sont entrés en vigueur le 30 novembre 1969, il y a près de quarante ans maintenant.
Encore aujourd’hui, beaucoup de prêtres et de catholiques traditionalistes ne connaissent les normes générales du N.O.M. que par les très sévères critiques résumées, dès 1969, par le célèbre Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ présenté au pape Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci[5]. Certains auteurs, néanmoins, ont fait de l’Institutio generalis une étude très attentive : on pense, en premier lieu, à Jean Madiran et à son fameux éditorial « Sous réserve, pas plus » (Itinéraires, janvier 1970, n° 139) et à Louis Salleron dans son livre sur la nouvelle messe et dans ses articles parus dans Itinéraires.
Les cardinaux Ottaviani et Bacci, dans une lettre adressée à Paul VI, le 3 septembre 1969, pour accompagner le Bref examen critique, estimaient que « le nouvel Ordo Missæ, si l’on considère les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXIIe session du Concile de Trente. »
Cette conclusion a été indéfiniment reprise jusqu’à aujourd’hui par nombre d’auteurs et de clercs, comme si les (indéniables) fautes et lacunes originelles de l’Institutio generalis n’avaient jamais été corrigées.
Or, après les diverses critiques citées ci-dessus, et d’autres venues d’autres horizons, l’Institutio generalis a été corrigé, et non sans portée. Aussi bien la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, dans Le Problème de la réforme liturgique[6], que l’abbé Barthe et Alexis Campo, dans leur présentation de la dernière édition du Bref Examen[7], minimisent ces corrections de l’édition de 1969. Ces deux derniers auteurs estiment que le Bref examen critique est toujours « en attente de réponse ».
L’affirmation ne fait pas justice des corrections nombreuses et successives apportées à l’Institutio generalis. L’édition procurée par la Libreria Editrice Vaticana devrait permettre une réévaluation de la « réponse » donnée aux critiques du N.O.M. à partir de 1969.
L’Institutio generalis a connu, en effet, plusieurs éditions officielles. Maurizio Barba publie leur texte complet en latin, soit, dans l’ordre :
- l’édition « typica » de 1969,
- l’édition « typica » de 1970,
- l’édition « typica  altera » de 1975,
- l’édition « typica tertia » de 2002.
Puis, après cette quadruple édition intégrale, et la publication de textes préparatoires, Maurizio Barba publie sous forme synoptique, en latin toujours, langue de référence, les passages de l’Institutio generalis qui, d’une édition à l’autre, ont subi des corrections. Cette présentation synoptique (sur six colonnes – les quatre versions officielles et deux versions préparatoires) occupe près de trois cents pages, c’est dire si les corrections n’ont pas été occasionnelles.
La correction la plus célèbre est celle du fameux article 7 qui, en 1969, définissait la messe comme « une synaxe, c’est-à-dire le rassemblement du peuple de Dieu, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur. »
La correction apportée à partir de l’édition de 1970 précise que le prêtre « représente la personne du Christ », que le mémorial du Seigneur peut être appelé aussi « sacrifice eucharistique » et surtout, en faisant référence au concile de Trente, rappelle que la Messe « perpétue le sacrifice du Christ », et réaffirme la doctrine traditionnelle de la présence réelle et la transsubstantiation [8].
Ce n’est pas le seul passage où l’Institutio generalis a  été corrigée pour réaffirmer le caractère sacrificiel de la messe. Les auteurs du Bref examen critique avaient pointé du doigt d’autres définitions de la messe réduites à une « cène ». On peut, là aussi, voir dans l’édition synoptique les corrections apportées à partir de 1970 (articles 48, 55d).
Le Bref examen critique avait regretté aussi que, dans l’Institutio generalis, il ne soit fait référence qu’une seule fois aux enseignements du concile de Trente sur la messe. Dans la première édition révisée, 1970, on en trouve huit.
On pourrait multiplier les exemples de corrections et de précisions successives entre l’édition typique des « normes » de 1969 et la dernière édition officielle (2002).
Dans le même temps, l’édition typique du missel de 1969 a, elle aussi, connu des modifications et de nouvelles éditions typiques. C’est l’ensemble, normes et Ordo missæ, qui serait à étudier dans leurs évolutions.
Mais on doit ajouter aussi qu’il y a loin entre le rite romain « réformé » dans sa version typique, et ses normes définies en latin par le Saint-Siège, et le rite tel qu’il est traduit (jusqu’à maintenant) et pratiqué dans un grand nombre d’églises de France.
Si, à Rome, dans les textes officiels, la messe « réformée » n’est plus « équivoque », en France, dans nombre d’églises, elle le reste.
En parallèle à cette édition romaine de l’Institutio generalis, on renverra, pour finir, aux justes remarques, plus générales, de Guillaume Tabard dans un intéressant livre sur la messe qui vient de paraître :
« La vérité est qu’aujourd’hui bien peu de catholiques connaissent le sens de la liturgie, la signification des rites qu’ils pratiquent ou suivent. Qui a lu les textes des conciles ? Qui, « tradi » ou « conciliaire », a regardé de près les « rubriques » d’un missel ? Quelle « équipe liturgique » prépare une messe en s’appuyant sur les prescriptions de la Présentation générale du missel romain plutôt que sur ses seules intuitions ? Depuis quelques années, la formation est devenue la priorité des institutions ecclésiales (diocèses, mouvements, communautés, catéchèse…) tant les catholiques ignorent le contenu même de leur foi. En matière liturgique, l’ignorance est abyssale et cela est vrai quelle que soit la sensibilité, quel que soit le rite suivi.
Une formation à la messe s’impose donc. Et cette formation permettrait de dépasser les idées fausses, voire les contresens, sur le rite suivi, mais aussi sur le rite suivi par les autres.
Si la messe de Paul VI était davantage expliquée, elle serait vécue avec plus de ferveur par ceux qui y participent et regardée différemment par ceux qui la critiquent. Si toutes ces splendeurs étaient expliquées, reconnues, et mieux appliquées, on prend le pari que nombre des fidèles de la messe de Pie V s’y retrouveraient.[9] »
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[1] Définition de la messe publiée dans Les Mots des chrétiens, Presses de la Renaissance, 2006, ouvrage réalisé par le Service national de catéchuménat et présenté par Mgr Dupleix, secrétaire général adjoint de la Conférence des évêques de France.
[2] Cardinal Joseph Ratzinger, « Conscience et vérité », cité in Aidan Nichols, o.p. Coopérateur de la vérité. Brève introduction à la théologie de Benoît XVI, Genève, Ad Solem, 2006, p. 42. Livre fondamental pour saisir l’authentique pensée de Benoît XVI.
[3] Cardinal Joseph Ratzinger, Appelés à la communion. Comprendre l’Eglise aujourd’hui, Fayard, 1993, p. 118 et suivantes.
[4] Maurizio Barba, Institutio generalis Missalis Romani. Textus – Synopsi – Variationes, Cité du Vatican, Libreria Editrici Vaticana, 708 pages, 39,50 euros.
[5] Dernière édition en français : cardinaux Ottaviani et Bacci, Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ, Renaissance catholique, 2004.
[6] FSSPX, Le Problème de la réforme liturgique, Clovis, 2001, p. 15.
[7] Abbé Claude Barthe et Alexis Campo, « Un examen critique en attente de réponse », in Bref examen critique, op. cit., p. 34.
[8] Curieusement, dans son texte cité ci-dessus, l’abbé Barthe ne cite qu’une partie de la correction apportée, il ne cite pas du tout l’ajout essentiel : « In Missæ enim celebratione, in qua sacrificium Crucis perpetuatur, Christus realiter praesens adest i ipso coetu in suo nomine congregato, in persona ministri, in verbo suo, et quidem substantialiter et continenter sub speciebus eucharisticis. »
[9] Guillaume Tabard, Latin or not latin. Comment dire la messe, Seuil, 2007, p. 118.