samedi 4 août 2018

[Aletheia n°261] Le Luther du cardinal Kasper + Maria Valtorta et l'Eglise

Le 500e anniversaire de la Réforme est l’occasion, en Allemagne d’abord, en France, et dans de nombreux autres pays, de multiples ouvrages, de numéros spéciaux de revues, de dossiers [1], de colloques, d’expositions et de diverses cérémonies ou célébrations œcuméniques.
 
En français, le  (Fayard, mars 2017, 686 pages) publié par Matthieu Arnold, professeur à la Faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg, est appelé, malgré ses défauts et malgré ses faiblesses, à devenir un ouvrage de référence parmi les nombreuses biographies consacrées au père de la Réforme protestante [2].
   
Le Luther que publie le cardinal Kasper deviendra, lui aussi, un ouvrage de référence. Non pas par sa valeur historique – là n’était pas l’objet de son étude –, mais par l’éminente personnalité de son auteur et par ce que son livre révèle, 500 ans après la Réforme, du regard catholique sur Luther. Le cardinal Kasper fut un théologien renommé avant de devenir évêque de Rottenbourg-Stuttgart en 1989 et d’être créé cardinal en 2001. Il fut, de 2001 à 2010, président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens.
 
Le Luther qu’il publie n’est pas à proprement parler un ouvrage. C’était à l’origine une conférence prononcée en janvier 2016 à l’université de Berlin. Elle est publiée ici dans une version revue et augmentée. Il a fallu tout le talent de l’éditeur français pour en faire – par différentes astuces : petit format, typographie en gros caractères et nombreuses pages blanches entre les parties – un livre [3]. Malgré ce tour de passe-passe commercial, le texte présente un grand intérêt, parce que son éminent auteur a le sens de la synthèse et n’est pas adepte, comme certaine autre éminence française, du copier-coller et des autocitations continuelles.
 
Le cardinal Kasper souligne à juste titre, dès les premières lignes, combien Luther est une de « ces personnalités historiques qui provoquent une sorte d’attraction magnétique aussi bien chez leurs amis que chez leurs ennemis, même 500 ans après leur mort. »
 
On relève aussi sous la plume de l’ancien président du Conseil pontifical pour l’Unité des chrétiens, des notations d’une grande honnêteté intellectuelle qui tranchent avec les lignes sirupeuses que l’on a trop lu sur Luther depuis des décennies : « Luther lui-même n’était pas un œcuméniste. À la fin de sa vie, il considérait qu’une réunion avec Rome n’était plus possible » (p. 13). Sur les Juifs, Luther s’est « exprimé avec mépris », « d’une manière si regrettable pour nous » ajoute celui qui fut aussi président de la Commission pour les relations avec le judaïsme de 2001 à 2010.
   
Le cardinal Kasper rappelle également avec raison que le désir de réforme de l’Église qui anima Luther n’était ni nouveau ni original : « dès avant la Réforme, l’Église connut une réforme catholique. En Espagne, par exemple, le concile national de Séville (1478) supprima certains abus, notamment le trafic des indulgences. C’est en Espagne aussi que parut la célèbre Bible polyglotte d’Alcala. En Italie, certains ordres religieux se réformèrent. » Luther lui-même « n’est pas entré dans un ordre décadent, mais dans l’ordre réformé des Ermites de Saint-Augustin d’Erfurt».
   
« D’une certaine manière, écrit encore le cardinal Kasper, on pourrait décrire le jeune Luther comme un catholique réformé » (p. 22). Le tout est de savoir quand, comment et pourquoi Luther s’est écarté de cette voie catholique.
 
Nombre d’historiens et de théologiens situent cette rupture en 1515, deux ans avant la publication des 95 thèses contre les Indulgences, considérées comme le début de la Réforme protestante.
 
Curieusement, le cardinal Kasper juge que ces thèses « restent dans le cadre de ce qui était acceptable pour la théologie de l’époque », qu’elles n’étaient pas « conçues comme un document révolutionnaire, mais comme une invitation à une discussion académique qui, en réalité, ne se produisit jamais » (p. 30-31). L’affichage de thèses (d’affirmations) théologiques mises en débat était, de fait, en usage dans les universités de l’époque. Luther n’a donc pas fait acte de provocation en affichant ses thèses. Mais il est faux de dire que la « discussion académique » n’eut pas lieu. Le grand prédicateur des indulgences en Allemagne, à cette époque, le dominicain Tetzel, mis en accusation par Luther, lui a répondu par d’autres thèses. Le cardinal Cajetan à Augsbourg en 1518, puis le théologien Jean Eck à Leipzig en 1519, lors des grands débats qu’ils ont eus avec Luther, ont évoqué, bien sûr, entre autres sujets, la question des indulgences.
 
Quand le cardinal Kasper nous dit que Luther « était un réformiste, pas un réformateur. Il ne songeait pas à devenir le fondateur d’une Église réformée séparée » (p. 32), il a une vision bien irénique de la situation. La rupture avec Rome, et avec « l’Antéchrist » qu’est le pape, est revendiquée par Luther avant même son excommunication. Ce qu’on appelle les « grands écrits réformateurs » de 1520 en témoignent.
 
Dans la dernière partie de son livre, « L’Ère œcuménique comme redécouverte de la catholicité », le cardinal Kasper développe une vision de l’Église et de l’œcuménisme qui va bien au-delà de ses analyses sur Luther. Le cardinal renvoie dos à dos catholicisme et protestantisme, « tous deux réduits à un confessionnalisme » (p. 64), et voit dans l’œcuménisme un dépassement de cet « autoréférencement confessionnel » (p. 65). Le cardinal nous explique aussi que le pape François aurait abandonné l’idée du « dialogue » avec les autres confessions chrétiennes, telle que l’avaient développée les papes Jean XXIII, Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI (« l’image de cercles concentriques autour du point focal de Rome »). Désormais l’unité œcuménique serait conçue comme un « polyèdre, c’est-à-dire une structure à plusieurs faces qui n’est pas un puzzle assemblé de l’extérieur, mais un tout ; et il s’agit d’un diamant, la lumière qui l’atteint se réfracte d’une manière merveilleusement variée » (p. 78).
 
Les théologiens compétents pourraient, à partir des textes du Magistère actuel, confirmer ou démentir cette vision que le cardinal Kasper a de l’enseignement du pape François [4].

MARIA VALTORTA ET L’ÉGLISE 
Mon précédent article, « Le lobby valtortiste », a déclenché des controverses sur certains blogs et autres « forum », puis m’a valu de nombreux courriels. FrançoisMichel Debroise, ancien consultant en développement économique local pour des organismes publics, animateur d’un site valtortiste, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à Maria Valtorta (dont deux écrits en collaboration avec l’abbé Laurentin), a, sur le Salon Beige, ironisé et mis en doute l’authenticité de la réponse du cardinal Ratzinger, en date du 9 septembre 1988, que j’ai publiée : « Voilà que le cardinal Ratzinger exprimerait, selon ses sources, l’opinion de l’Église dans quelques ”cartes postales” personnelles envoyées aux quatre coins du monde par son secrétaire, Mgr Clemens. Je l’ai connu différemment, le faisant toujours, et exclusivement, par la voie hiérarchique des évêques locaux et jamais directement à des particuliers… ».
   
Il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’une « carte postale », mais d’une lettre. Par ailleurs, contrairement à ce que croit F-M. Debroise, le cardinal Ratzinger, quand il était préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a répondu à plusieurs reprises, personnellement et directement, ou par l’intermédiaire de son secrétaire, à des particuliers, sans passer « exclusivement, par la voie hiérarchique des évêques locaux ». Sa lettre à un ami et correspondant allemand, le 22 juillet 1998, sur les « pures inventions » relatives à Medjugorje, est restée célèbre. D’autres préfets de dicastère, pour diverses raisons, ont agi et agissent ainsi. En matière liturgique, par exemple, nombre de prêtres ou de simples fidèles pourraient exhiber d’une réponse reçue directement du dicastère compétent.
   
Donc la lettre de 1988 ne constitue ni un hapax ni un hoax…[5] 
   
Par ailleurs, un moine bénédictin [6] a jugé que le décret de la congrégation du Saint-Office du 16 décembre 1959, « venant après les autorisations du Souverain Pontife », constitue « un abus de pouvoir qui invalide cet acte, canoniquement parlant ».
 
Il y a là deux extravagances. Il n’y a jamais eu d’ « autorisations » données par Pie XII pour publier les écrits de Maria Valtorta. On voit mal le sage et prudent Pie XII passer outre les imprimatur et nihil obstat qui devaient être accordés par les autorités compétentes, surtout en une matière aussi sensible.
 
Deuxième extravagance : la mise à l’Index de 1959 serait un « abus de pouvoir » et cet abus rendrait « invalide » le décret lui-même. Ce n’est pas à un pauvre laïc à apprendre à un pieux moine qu’un décret de mise à l’Index n’était pris, promulgué et publié qu’après approbation pontificale. On voit mal en quoi la congrégation du Saint-Office aurait commis « un abus de pouvoir » puisque saint Jean XXIII a approuvé formellement le 18 décembre 1959 le décret qui lui était soumis et qui a été publié le 5 janvier 1960.  
    
Sans développer une controverse sur le « lobby valtortiste », qui existe bel et bien, qui fleurit sous différents labels sur internet, et dont je n’ai évoqué que la partie visible de l’iceberg, je citerai encore deux documents officiels qui permettent de connaître avec exactitude et certitude le jugement de l’Église sur les écrits de Marie Valtorta : 
   
• Le 31 janvier 1985, le cardinal Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, adresse une lettre officielle (Prot. N° 144/58) au cardinal Siri, archevêque de Gênes, pour lui communiquer à propos des écrits de Maria Valtorta : 
Certains ont considéré qu’après l’abrogation de l’Index […] il était permis d’éditer et de diffuser l’Œuvre en question […] bien qu’aboli l’Index conserve ”toute sa valeur morale”, aussi ne peuvent être considérées comme opportunes la diffusion et la recommandation d’une œuvre dont la condamnation ne fut pas faite à la légère mais après une réflexion approfondie et dans le but de neutraliser les dommages qu’une telle publication peut provoquer chez les fidèles les plus naïfs. 
• Le 6 mai 1992, Mgr Dionigi Tettamanzi, secrétaire général de la Conférence épiscopale italienne, à la demande du cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, adresse une lettre à l’éditeur italien de Maria Valtorta – qui est aussi l’éditeur des écrits de Valtorta en diverses langues – lui demandant de faire figurer en tête des prochaines éditions un avertissement : 
… pour le vrai bien des lecteurs, et dans l’esprit d’un service authentique de la foi de l’Église, je vous demande qu’à l’occasion d’une éventuelle réimpression des volumes, il soit clairement dit, dans les premières pages, que les "visions" et "dictées" qu’ils relatent ne peuvent pas être considérées comme d’origine surnaturelle, mais doivent être considérées simplement comme les formes littéraires dont s’est servi l’auteur pour raconter, à sa manière, la vie de Jésus. 
La Congrégation pour la Doctrine de la Foi procédera de la même manière à l’égard des écrits d’une autre âme mystique, Don Gobbi [1930-2011]. Ce pieux prêtre italien avait reçu à Fatima, en 1972, l’ « inspiration » de fonder le Mouvement sacerdotal marial (MSM). À partir de 1973 il avait reçu, disait-il, des « messages » de la Vierge Marie. Il a commencé à les publier sous le titre Messages de la Vierge Marie à ses fils de prédilection les prêtres.
 
Le volume, publié d’année en année, avait un nombre de pages toujours plus élevé, la Vierge Marie ne cessant de confier de nouveaux « messages » à Don Gobbi. Des traductions ont paru en différentes langues. Les « cénacles » organisés par le MSM réunissaient des centaines de prêtres, et plusieurs évêques et cardinaux.
   
En 1998 la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a demandé à Don Gobbi d’ajouter en tête de ses futures éditions des Messages, qu’il s’agissait non de révélations surnaturelles ou de locutions intérieures mais de « méditations personnelles ».
   
Yves Chiron

  1. Est à signaler le dossier qui paraît dans le numéro de septembre de La Nef (CS 10501 Feucherolles, 78592 Noisy-le-Roi Cedex, n° 295, 8 €) : . Luther, une vie tourmentée, par Yves Chiron . Luther dans son époque, par Michel Toda . La doctrine luthérienne de la justification, par l’abbé Christian Gouyaud . Comprendre la Réforme avec Louis Bouyer, par l’abbé Hervé Benoît . Petite bibliographie sur Luther, par Yves Chiron . Cinq siècles plus tard, le protestantisme, par Yves Chiron . Un regard luthérien : entretien avec le pasteur Alain Joly, par Christophe Geffroy.
  2. Je me permets de renvoyer à la lecture critique que j’ai consacrée à cet ouvrage, à paraître dans le numéro de septembre de Sedes Sapientiae (Société Saint-Thomas-d’Aquin, 53340 Chémeré-le-Roi, n° 141, 12 € port compris).
  3. Cardinal Walter Kasper, Luther. Une perspective œcuménique, Cerf, 110 pages, 12 € (en librairie le 25 août).
  4. Il n’est pas besoin d’être théologien, en revanche, pour relever – avec stupéfaction – que le cardinal Kasper considère que messe catholique et cène protestante n’ont fondamentalement plus de différence : « Au XVIe siècle, la controverse avec la position catholique se rapportait davantage au caractère sacrificiel de la messe, sur lequel des doutes subsistaient à l’époque du côté catholique ; aujourd’hui, du fait de la nouvelle théorie de l’anamnèse, elle peut être considérée comme réduite, pour ne pas dire complétement surmontée » (p. 105, note 6). 
  5. En revanche, c’est bien une très imprudente affirmation que d’écrire comme le fait F.-M. Debroise sur le Salon Beige que je n’aurai pas « lu l’œuvre » de Maria Valtorta. Je la connais depuis la première traduction. Et ce que j’ai lu de la 2e traduction ne m’a pas fait changer d’avis. J’en reste aux jugements de l’Index et du cardinal Ratzinger.
  6. Par charité, je ne le nommerai pas. Il ne s’agit ni d’un moine de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, ni d’un moine du prieuré Sainte-Marie de la Garde, ni d’un moine d’une des abbayes de la congrégation de Solesmes.