dimanche 18 mars 2007

[Aletheia n°106] L’Eucharistie, « principe causal de l’Eglise » par Yves Chiron

Aletheia n°106 - 18 mars 2007
L’Eucharistie, « principe causal de l’Eglise » par Yves Chiron
Les radios, les télévisions et certains journaux n’ont retenu de l’exhortation apostolique Sacramentum Caritatis qu’un liste d’interdictions et de rappels disciplinaires : par exemple, « caractère obligatoire » du célibat des prêtres dans la tradition latine (§ 24) ; refus de la communion aux polygames, aux divorcés remariés et aussi, sauf « situations déterminées et exceptionnelles » (§ 56), aux non-catholiques ; recommandation aux fidèles de « s’agenouiller pendant les moments centraux de la prière eucharistique » (§ 65).
Tout cela se trouve certes dans l’exhortation apostolique publiée par Benoît XVI, mais c’est réduire l’enseignement, dense,  du document à quelques normes, qui ne sont que des rappels. Sacramentum Caritatis est, avant tout, un enseignement doctrinal sur l’Eucharistie « principe causal de l’Eglise ».
Je ne prétendrai pas le résumer ici. Je relèverai simplement quelques points qui en font un acte magistériel de continuité, caractéristique de l’esprit et du dessein pastoral de Benoît XVI :
• Le titre même de l’exhortation apostolique, Sacramentum Caritatis, renvoie au titre du premier acte magistériel d’envergure de Benoît XVI : l’encyclique Deus caritas est. La Sainte eucharistie, écrit le Pape, est le « Sacrement de l’amour » où le Christ se donne pour le salut des hommes. La « nouvelle et éternelle alliance » est passée par la Croix. « En instituant le sacrement de l’Eucharistie, Jésus anticipe et intègre le Sacrifice de la croix et la victoire de la résurrection. Dans le même temps, Il se révèle comme le véritable agneau immolé, prévu dans le dessein du Père dès avant la création du monde. » Benoît XVI écrit aussi que « l’institution de l’Eucharistie est devenue en Jésus un acte suprême d’amour et pour l’humanité une libération définitive du mal. »
En lisant Benoît XVI, on est loin de la conception de la messe que diffusent encore certains écrits cléricaux, en France du moins. L’Eucharistie n’est pas une « rencontre d’hommes et de femmes de tous âges » pour former « un seul Corps avec le Christ » et « rompre le pain et boire à la coupe »[1] , elle doit être vécue et célébrée à la lumière de l’histoire du salut.
• Le « banquet eucharistique » n’est certes pas un simple repas commémoratif, il est la « réelle anticipation du banquet final », le banquet eschatologique, « les noces de l’Agneau » (§ 31).
Ce banquet eucharistique prend la forme de la célébration d’un « sacrifice » par le prêtre, au cours duquel l’Esprit-Saint joue un rôle décisif au moment de la « transsubstantiation » (§ 13).
Le caractère sacrificiel de l’Eucharistie, affirmé à plusieurs reprises dans l’exhortation apostolique, imprime au ministère sacerdotal un caractère unique : « Il est nécessaire que les prêtres aient conscience que, dans tout leur ministère, ils ne doivent jamais se mettre au premier plan, eux-mêmes ou leurs opinions, mais Jésus Christ » (§ 23). Cela renvoie à une position philosophique centrale dans la pensée de celui qui était encore le cardinal Ratzinger : « le dépassement de la simple subjectivité [se fait] par le contact entre l’intériorité de l’homme et de la vérité qui vient de Dieu.[2] »
Le dépassement de la subjectivité se traduira, dans le domaine liturgique, par le refus de toute tentation créativiste ou constructiviste. L’exhortation apostolique le dit très clairement : « Toute tentative de se poser soi-même comme protagoniste de l’action liturgique contredit l’identité sacerdotale. Le prêtre est plus que jamais serviteur et il doit s’engager continuellement à être le signe qui, en tant qu’instrument docile entre les mains du Christ, renvoie à Lui. Cela se traduit particulièrement dans l’humilité avec laquelle le prêtre guide l’action liturgique, dans l’obéissance au rite, en y adhérant de cœur et d’esprit, en évitant tout ce qui pourrait donner l’impression d’une initiative propre inopportune. » (§ 23).
• Certains ont regretté que Benoît XVI n’ait rien dit, dans cette exhortation apostolique, de la messe traditionnelle et de sa libération attendue. C’est, sans doute, parce qu’un motu proprio consacré à ce sujet paraîtra dans un délai qu’il serait aventuré de fixer.
Mais, en fait, déjà dans cette exhortation, la messe dite de saint Pie V n’est pas passée sous silence. Il ne pouvait en être autrement puisque, on le sait, le sujet a été abordé lors du synode d’octobre 2005 dont cette exhortation est le prolongement et l’aboutissement.
Ici Benoît XVI insiste sur l’unité du rite romain : « depuis les indications claires du Concile de Trente et du Missel de saint Pie V jusqu’au renouveau liturgique voulu par le Concile Vatican I : à chaque étape de l’histoire de l’Eglise, la célébration eucharistique, en tant que source et sommet de la vie et de la mission de l’Eglise, resplendit de toute sa richesse multiforme dans le rite liturgique » (§ 3).
Benoît XVI, il l’écrit, n’ignore pas les « difficultés » et les « abus » qui ont surgi dans l’application de la réforme liturgique post-conciliaire. Mais le pape pense aussi que cette réforme « contient encore des richesses qui n’ont pas été pleinement explorées. »
Le propos surprendra, et décevra même sûrement, ceux des traditionalistes qui ont vécu la réforme liturgique comme une rupture. On sera attentif que, pour la réforme liturgique, comme pour le concile Vatican II, Benoît XVI demande de ne pas introduire « de ruptures artificielles ». C’est-à-dire qu’il demande de lire et de vivre la réforme liturgique post-conciliaire dans « une herméneutique de la continuité », comme il l’a demandé déjà pour le concile Vatican II dans son désormais célèbre discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005.
Cette exhortation apostolique, dont l’élaboration a été longue – plus d’un an après la fin du Synode des évêques –, confirme l’intuition fondamentale de Benoît XVI, qui n’a rien d’une stratégie : l’Eglise n’est pas « purement humaine », les critiques incessantes proviennent souvent du désir obscur d’une « Eglise faite par nous ». La « vraie réforme » consiste à « laisser place à la lumière très pure qui vient d’en haut »[3]. Cette attention n’est pourtant point passive : elle doit être la rencontre entre l’intériorité et « la vérité qui vient de Dieu ».
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L’ Institutio generalis Missalis romani
Vient de paraître, à la Libreria Editrice Vaticana, un livre fondamental pour la juste appréciation de la messe qu’on peut appeler à bon droit « messe de Paul VI ». Il s’agit de l’édition critique et scientifique de l’Institutio generalis Missalis romani[4].
L’Institutio generalis est l’ensemble des normes générales qui ont accompagné le nouvel Ordo Missæ ( N.O.M.). Dans sa première version, l’Institutio generalis compte 341 paragraphes en huit chapitres. Le N.O.M. et les normes générales sont entrés en vigueur le 30 novembre 1969, il y a près de quarante ans maintenant.
Encore aujourd’hui, beaucoup de prêtres et de catholiques traditionalistes ne connaissent les normes générales du N.O.M. que par les très sévères critiques résumées, dès 1969, par le célèbre Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ présenté au pape Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci[5]. Certains auteurs, néanmoins, ont fait de l’Institutio generalis une étude très attentive : on pense, en premier lieu, à Jean Madiran et à son fameux éditorial « Sous réserve, pas plus » (Itinéraires, janvier 1970, n° 139) et à Louis Salleron dans son livre sur la nouvelle messe et dans ses articles parus dans Itinéraires.
Les cardinaux Ottaviani et Bacci, dans une lettre adressée à Paul VI, le 3 septembre 1969, pour accompagner le Bref examen critique, estimaient que « le nouvel Ordo Missæ, si l’on considère les éléments nouveaux, susceptibles d’appréciations fort diverses, qui y paraissent sous-entendus ou impliqués, s’éloigne de façon impressionnante, dans l’ensemble comme dans le détail, de la théologie catholique de la Sainte Messe, telle qu’elle a été formulée à la XXIIe session du Concile de Trente. »
Cette conclusion a été indéfiniment reprise jusqu’à aujourd’hui par nombre d’auteurs et de clercs, comme si les (indéniables) fautes et lacunes originelles de l’Institutio generalis n’avaient jamais été corrigées.
Or, après les diverses critiques citées ci-dessus, et d’autres venues d’autres horizons, l’Institutio generalis a été corrigé, et non sans portée. Aussi bien la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, dans Le Problème de la réforme liturgique[6], que l’abbé Barthe et Alexis Campo, dans leur présentation de la dernière édition du Bref Examen[7], minimisent ces corrections de l’édition de 1969. Ces deux derniers auteurs estiment que le Bref examen critique est toujours « en attente de réponse ».
L’affirmation ne fait pas justice des corrections nombreuses et successives apportées à l’Institutio generalis. L’édition procurée par la Libreria Editrice Vaticana devrait permettre une réévaluation de la « réponse » donnée aux critiques du N.O.M. à partir de 1969.
L’Institutio generalis a connu, en effet, plusieurs éditions officielles. Maurizio Barba publie leur texte complet en latin, soit, dans l’ordre :
- l’édition « typica » de 1969,
- l’édition « typica » de 1970,
- l’édition « typica  altera » de 1975,
- l’édition « typica tertia » de 2002.
Puis, après cette quadruple édition intégrale, et la publication de textes préparatoires, Maurizio Barba publie sous forme synoptique, en latin toujours, langue de référence, les passages de l’Institutio generalis qui, d’une édition à l’autre, ont subi des corrections. Cette présentation synoptique (sur six colonnes – les quatre versions officielles et deux versions préparatoires) occupe près de trois cents pages, c’est dire si les corrections n’ont pas été occasionnelles.
La correction la plus célèbre est celle du fameux article 7 qui, en 1969, définissait la messe comme « une synaxe, c’est-à-dire le rassemblement du peuple de Dieu, sous la présidence du prêtre, pour célébrer le mémorial du Seigneur. »
La correction apportée à partir de l’édition de 1970 précise que le prêtre « représente la personne du Christ », que le mémorial du Seigneur peut être appelé aussi « sacrifice eucharistique » et surtout, en faisant référence au concile de Trente, rappelle que la Messe « perpétue le sacrifice du Christ », et réaffirme la doctrine traditionnelle de la présence réelle et la transsubstantiation [8].
Ce n’est pas le seul passage où l’Institutio generalis a  été corrigée pour réaffirmer le caractère sacrificiel de la messe. Les auteurs du Bref examen critique avaient pointé du doigt d’autres définitions de la messe réduites à une « cène ». On peut, là aussi, voir dans l’édition synoptique les corrections apportées à partir de 1970 (articles 48, 55d).
Le Bref examen critique avait regretté aussi que, dans l’Institutio generalis, il ne soit fait référence qu’une seule fois aux enseignements du concile de Trente sur la messe. Dans la première édition révisée, 1970, on en trouve huit.
On pourrait multiplier les exemples de corrections et de précisions successives entre l’édition typique des « normes » de 1969 et la dernière édition officielle (2002).
Dans le même temps, l’édition typique du missel de 1969 a, elle aussi, connu des modifications et de nouvelles éditions typiques. C’est l’ensemble, normes et Ordo missæ, qui serait à étudier dans leurs évolutions.
Mais on doit ajouter aussi qu’il y a loin entre le rite romain « réformé » dans sa version typique, et ses normes définies en latin par le Saint-Siège, et le rite tel qu’il est traduit (jusqu’à maintenant) et pratiqué dans un grand nombre d’églises de France.
Si, à Rome, dans les textes officiels, la messe « réformée » n’est plus « équivoque », en France, dans nombre d’églises, elle le reste.
En parallèle à cette édition romaine de l’Institutio generalis, on renverra, pour finir, aux justes remarques, plus générales, de Guillaume Tabard dans un intéressant livre sur la messe qui vient de paraître :
« La vérité est qu’aujourd’hui bien peu de catholiques connaissent le sens de la liturgie, la signification des rites qu’ils pratiquent ou suivent. Qui a lu les textes des conciles ? Qui, « tradi » ou « conciliaire », a regardé de près les « rubriques » d’un missel ? Quelle « équipe liturgique » prépare une messe en s’appuyant sur les prescriptions de la Présentation générale du missel romain plutôt que sur ses seules intuitions ? Depuis quelques années, la formation est devenue la priorité des institutions ecclésiales (diocèses, mouvements, communautés, catéchèse…) tant les catholiques ignorent le contenu même de leur foi. En matière liturgique, l’ignorance est abyssale et cela est vrai quelle que soit la sensibilité, quel que soit le rite suivi.
Une formation à la messe s’impose donc. Et cette formation permettrait de dépasser les idées fausses, voire les contresens, sur le rite suivi, mais aussi sur le rite suivi par les autres.
Si la messe de Paul VI était davantage expliquée, elle serait vécue avec plus de ferveur par ceux qui y participent et regardée différemment par ceux qui la critiquent. Si toutes ces splendeurs étaient expliquées, reconnues, et mieux appliquées, on prend le pari que nombre des fidèles de la messe de Pie V s’y retrouveraient.[9] »
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[1] Définition de la messe publiée dans Les Mots des chrétiens, Presses de la Renaissance, 2006, ouvrage réalisé par le Service national de catéchuménat et présenté par Mgr Dupleix, secrétaire général adjoint de la Conférence des évêques de France.
[2] Cardinal Joseph Ratzinger, « Conscience et vérité », cité in Aidan Nichols, o.p. Coopérateur de la vérité. Brève introduction à la théologie de Benoît XVI, Genève, Ad Solem, 2006, p. 42. Livre fondamental pour saisir l’authentique pensée de Benoît XVI.
[3] Cardinal Joseph Ratzinger, Appelés à la communion. Comprendre l’Eglise aujourd’hui, Fayard, 1993, p. 118 et suivantes.
[4] Maurizio Barba, Institutio generalis Missalis Romani. Textus – Synopsi – Variationes, Cité du Vatican, Libreria Editrici Vaticana, 708 pages, 39,50 euros.
[5] Dernière édition en français : cardinaux Ottaviani et Bacci, Bref examen critique du nouvel Ordo Missæ, Renaissance catholique, 2004.
[6] FSSPX, Le Problème de la réforme liturgique, Clovis, 2001, p. 15.
[7] Abbé Claude Barthe et Alexis Campo, « Un examen critique en attente de réponse », in Bref examen critique, op. cit., p. 34.
[8] Curieusement, dans son texte cité ci-dessus, l’abbé Barthe ne cite qu’une partie de la correction apportée, il ne cite pas du tout l’ajout essentiel : « In Missæ enim celebratione, in qua sacrificium Crucis perpetuatur, Christus realiter praesens adest i ipso coetu in suo nomine congregato, in persona ministri, in verbo suo, et quidem substantialiter et continenter sub speciebus eucharisticis. »
[9] Guillaume Tabard, Latin or not latin. Comment dire la messe, Seuil, 2007, p. 118.