dimanche 1 janvier 2006

[Aletheia n°86] René Rancœur (1910-2005)

Aletheia n°86 - 1er janvier 2006

René Rancœur (1910-2005)

Au terme d’une longue maladie, René Rancœur est mort le 28 décembre dernier, dans sa 96e année, à son domicile parisien. Il laissera le souvenir d’un érudit modeste, d’un grand bibliographe, d’un homme généreux, fidèle à ses convictions catholiques et royalistes.

Il a accompli l’essentiel de sa carrière professionnelle à la Bibliothèque Nationale de France, où il fut Conservateur en chef. Son premier travail bibliographique a été une Bibliographie des travaux publiés sur le centenaire de 1848 en France (1949). À partir de 1953, il fut en charge de la Bibliographie littéraire de la France, monumentale entreprise qu’il poursuivit jusqu’en 1996, année après année, et qui reste une référence incontournable, nommée “ le Rancœur ” par les spécialistes.

René Rancœur apporta aussi une contribution significative, mais restée non connue des lecteurs, à d’autres bibliographies qui sont, aujourd’hui encore, des ouvrages de référence : il collabora, anonymement, à la grande Enciclopedia de orientacion bibliografica, quatre volumes publiés à Barcelone, entre 1964 et 1965, sous la direction du P. Tomas Zamarriego s.j. et à la Nouvelle bibliographie de Charles Maurras, deux volumes publiés, en 1980, à Aix-en-Provence, par Roger Joseph et Jean Forges.

Lorsque la BNF était encore installée dans son site historique de la rue Richelieu, René Rancœur participa à l’organisation de plusieurs grandes expositions et à la rédaction des catalogues qui les accompagnaient. Il fut ainsi un des rédacteurs, et dans certains cas l’unique rédacteur, du catalogue des expositions Huysmans (1948), Péguy (1950), Lamennais (1954), Barrès (1962) et Bernanos (1978).

Son domaine de prédilection fut, sans doute, le XIXe siècle dont il était un parfait connaisseur. Ses travaux personnels et ses recherches dans diverses archives, privées ou publiques, l’amenèrent à publier plusieurs études sur le comte de Falloux, sur Dom Guéranger et à éditer diverses correspondances.

Érudit maurrassien

René Rancœur, angevin de naissance, était un royaliste de conviction. Étudiant, il avait fréquenté assidûment l’Action française et il est resté fidèle à son combat jusqu’à la fin.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, le journal L’Action française, qui s’était “ replié ” à Lyon, fut interdit en zone occupée – même les historiens semblent l’avoir oublié. Son patriotisme, sa position politique (“ la seule France ”, la “ ligne de crête ”) ne pouvaient pas s’accorder avec l’occupant allemand. En zone occupée, les sections locales du mouvement monarchiste recevaient clandestinement des numéros du journal et s’efforçaient de le diffuser dans la discrétion. À cette époque, René Rancœur était en poste à Nantes, comme professeur de lycée. Pendant toutes ces années 40-44, il lira avec attention L’Action française : quand il ne pouvait conserver l’exemplaire du journal qu’il avait pu se procurer, il recopiait à la main des articles entiers de Maurras ou il en faisait des copies dactylographiées en plusieurs exemplaires qu’il distribuait à d’autres lecteurs. Il collabora aussi, à cette époque, au quotidien nantais L’Express.

Après-guerre, ses fonctions à la Bibliothèque Nationale l’obligeront à un devoir de réserve. Mais sa fidélité à l’Action française restait entière. Le quotidien du même nom avait cessé de paraître en août 1944. Lui succéda, en juin 1947, un bimensuel intitulé Aspects de la France et du monde. Ce bimensuel devint hebdomadaire à partir du 25 novembre 1948, c’est à partir de cette date que René Rancœur apporta sa collaboration sous le pseudonyme de Georges Narcy. Cette collaboration dura jusqu’au début des années 1990. La plupart des articles qu’il y publia avaient trait à l’histoire de l’Action française, surtout dans ses rapports avec l’Eglise. À l’occasion des ouvrages ou des articles qu’il recensait, René Rancœur savait apporter les rectifications, les rappels et les précisions qui s’imposaient. Loin d’être des recensions qui n’apportent rien de neuf au sujet, ses articles ajoutaient à la connaissance du sujet évoqué.

René Rancœur fut actif aussi dans les études maurrassiennes en présentant des communications aux “ Colloques Charles Maurras ” organisés, à partir de 1968, à l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence, sous la direction de Victor Nguyen et de Georges Souville. René Rancœur a notamment pris une part essentielle au Ve colloque, organisé en 1976 : “ La condamnation de l’Action française par l’Eglise catholique ”, et dont les actes, publiés en 1986 seulement, en deux gros volumes, et enrichis par lui de nombreux documents, forment un ensemble essentiel pour mieux comprendre la condamnation romaine de l’Action française en 1926 et la levée des sanctions de 1939.

René Rancœur a également œuvré, par un très lourd travail, à l’édition du livre, tragiquement posthume, de Victor Nguyen : Aux Origines de l’Action française (Fayard, 1991, 958 pages) ; monument impressionnant sur la généalogie intellectuelle d’une œuvre et d’un mouvement.

La romanité

Dès avant-guerre, René Rancœur avait été en relations étroites avec le chanoine Henri Lusseau (1896-1973), professeur à l’Université catholique d’Angers. Le chanoine Lusseau fut, avec d’autres prêtres de cette génération (l’abbé Berto, l’abbé Luc J. Lefèvre, et d’autres) un des représentants de l’esprit “ romain ” dans la France de l’après-guerre et de l’avant-concile Vatican II. Cet attachement à la “ romanité ” voyait se conjuguer attachement indéfectible au Saint-Siège et souci d’une grande rectitude doctrinale.

Cet esprit “ romain ” s’exprimera notamment dans une revue, La Pensée catholique, dirigée par le chanoine Lusseau et par l’abbé Lefèvre. La revue paraîtra à partir de 1946, pendant cinquante ans. René Rancœur y collabora dès le premier numéro par un article sur “ l’histoire chrétienne ”. Dans les années 50 aussi, il collabora, de manière régulière mais anonyme, à la Revue des Cercles d’études d’Angers, animée par le chanoine Lusseau.

René Rancœur fut actif encore, mais dans la discrétion, auprès des mouvements catholiques laïcs : la “ Cité catholique ” de Jean Ousset, puis l’ “ Office international des œuvres de formation civique et d’action doctrinale selon le droit naturel et chrétien ” qui lui fera suite.

René Rancœur, qui connaissait bien l’Italie, sa culture et sa langue, traduisit en français, avec Maurice Valuet et Nicolas Lancien, un ouvrage du cardinal Ottaviani, Il Baluardo. L’ouvrage, traduit sous le titre L’Eglise et la Cité (1963), fut composé sur les presses de l’Imprimerie polyglotte vaticane et diffusé en France par l’Office.

Membre, dès l’origine (1964), de l’association Una Voce, “ pour la sauvegarde du latin et du chant grégorien dans la liturgie catholique ”, René Rancœur est resté, indéfectiblement, un catholique de Tradition. La messe de ses funérailles sera célébrée, ce mardi 3 janvier, à 10 heures, en l’église Saint-Nicolas du Chardonnet.

La charité en acte

Je ne pourrais terminer cette rapide évocation sans exprimer une reconnaissance de dette. Dès mon premier livre – il y a vingt ans – René Rancœur, que je ne connaissais pas encore, avait été un juge bienveillant et pointilleux à la fois. Lorsque, plus tard, je préparais une biographie de Maurras – qui parut en 1991 – j’étais allé le voir. Les chroniques signées “ Georges Narcy ” m’avaient montré un érudit de l’histoire maurrassienne, sa rencontre me fit connaître un homme modeste, effacé, qui ne faisait pas étalage de son savoir mais qui savait guider utilement et conseiller.

Plus tard, quand je préparais une biographie de Paul VI, sa connaissance de l’histoire religieuse contemporaine me fut précieuse aussi. Il m’orienta vers des pistes que, sans lui, je n’aurais peut-être pas découvertes. Nous restâmes en relations. Il savait beaucoup de choses et fut un de ces hommes-relais qui, dans l’histoire intellectuelle, sont aussi importants, mais moins visibles, que les auteurs qui multiplient livres et articles.

En 1999, déjà très affaibli par la maladie qui ne devait l’emporter que six ans plus tard, “ ne pouvant plus travailler ” me dit-il, il dispersa sa bibliothèque. Il m’invita à venir choisir “ les livres qui pouvaient m’être utiles ”, dans le domaine de l’histoire religieuse et dans celui des études maurrassiennes. Même pour quelqu’un qui avait déjà beaucoup de livres, la bibliothèque de René Rancœur était d’une richesse exceptionnelle.

Au cours des différentes visites que je lui fis alors, c’est lui qui m’encourageait à prendre telle ou telle collection de livres, de revues, de dictionnaires, d’articles rassemblés en dossiers. Il me confia aussi des archives, des notes de travail, pensant que cela pourrait “ me servir ”.

Combien de fois depuis ai-je utilisé des instruments de travail, français, italiens ou espagnols, que je dois à René Rancœur ? À chaque fois, une pensée me ramenait à lui – et me ramènera à lui –, à sa méticulosité de bibliothécaire et de parfait bibliographe, à sa vraie humilité et à sa générosité en acte.

Deux livres d’Annie Laurent

Annie Laurent, spécialiste du Moyen-Orient, où elle a séjourné plusieurs années, a beaucoup réfléchi sur les rapports entre islam et christianisme. Elle a publié notamment un ouvrage collectif sur le sujet : Vivre avec l’Islam ? Réflexions chrétiennes sur la religion de Mahomet (éditions Saint-Paul, 1996). Elle a signé ces derniers mois deux livres importants qui méritent d’être lus :

• Sous le titre Dieu rêve d’unité. Les catholiques et les religions : les leçons du dialogue (Bayard, 216, 20 euros), elle publie un livre d’entretiens avec Mgr Fitzgerald .

Mgr Michael Fitzgerald est, depuis 2002, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux. Les entretiens qu’il a eus avec Annie Laurent permettent d’éclairer un champ d’action de l’Eglise qui, depuis le concile Vatican II, s’est beaucoup développé et a donné lieu aussi à de nombreuses critiques. Sous le feu serré des questions d’Annie Laurent, Mgr Fitzgerald apporte des éclaircissements et des mises au point qu’on ne trouve pas forcément dans les documents officiels. Ses réponses permettent aussi de mieux comprendre le sens de certaines initiatives du pontificat de Jean-Paul II (les rencontres d’Assise, par exemple).

Mgr Fitzgerald explique ainsi : “ le dialogue interreligieux ne peut viser l’unification des religions. Si l’on peut trouver, dans les diverses croyances, des points communs, ceux-ci ne sauraient suffire comme base pour une unité de foi. Le jugement appartient à Dieu, principe d’unité, qui réalisera l’unité religieuse de l’humanité selon son bon plaisir ” (p. 22).

Parfois Mgr Fitzgerald est trop rapide quand il s’agit d’expliquer certaines initiatives qui ont choqué des catholiques (par exemple, p. 85, quand il essaie d’expliquer pourquoi Jean-Paul II a baisé un exemplaire du Coran en mai 2000). En revanche, quand, plus loin (p. 124), il est interrogé sur le statut théologique de l’Islam, il expose comment le Coran ne s’inscrit pas dans “ la Révélation biblique ” et pourquoi l’Islam n’est pas “ une religion révélée ” comme le christianisme.

• Plus récemment, Annie Laurent a publié L’Europe malade de la Turquie (F.-X. de Guibert, 172 pages, 19 euros). À l’heure où la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne est à l’étude, le livre d’Annie Laurent s’ouvre par deux citations : l’une du futur Benoît XVI, en septembre 2004 (“ Historiquement et culturellement, la Turquie a peu de choses en commun avec l’Europe ”), l’autre de l’historien Jean-Paul Roux, spécialiste du monde turcophone (“ La Turquie n’est pas européenne. Mais elle s’est toujours voulue européenne ”).

Annie Laurent ne se contente pas d’apporter la démonstration du caractère non-européen de la Turquie, elle invite aussi à une longue plongée dans l’histoire turque, qui a été “ en contraste permanent avec l’Europe ” selon une autre formule du futur Benoît XVI.

La Turquie qui frappe aujourd’hui à la porte de l’Europe est un révélateur sur l’Europe elle-même. Jadis, au XIXe siècle, on disait de la Turquie – l’Empire ottoman – qu’elle était “ l’homme malade de l’Europe ”. Annie Laurent retourne la formule : c’est l’Europe qui est “ malade de la Turquie ”. Ceux qui acceptent de la faire entrer dans l’Union européenne sont ceux qui veulent édifier une Europe sans référence à ses racines chrétiennes. La “ question turque ” révèle une crise d’identité de l’Europe.


Par un courrier en date du 12 décembre 2005, Benoît XVI a bien voulu accorder à l’auteur de Diviniser l’humanité. Anthologie sur la communion fréquente (Editions la Nef, 2005) sa Bénédiction apostolique. Que cette mansuétude du Saint-Père accompagne toute notre année 2006.