lundi 4 avril 2005

[Aletheia n°73] Jean-Paul II pape antimoderne (1978-2005)

Aletheia n°73 - 4 avril 2005
JEAN-PAUL II PAPE ANTIMODERNE (1978-2005)
Depuis deux jours, un déluge d’images, de commentaires, d’articles et de numéros spéciaux de journaux déferle, à travers le monde, pour évoquer Jean-Paul II. Ce déluge va dépasser, en nombre de pages, les actes magistériels, pourtant extraordinairement nombreux, de Jean-Paul II : 14 encycliques, 11 constitutions apostoliques, 42 lettes apostoliques, 28 motu proprio, auxquels s’ajoutent des milliers de messages et de discours ; sans oublier les cinq ouvrages, personnels, publiés par Jean-Paul II depuis son élévation au pontificat. “ Il a beaucoup parlé, peut-être trop ” estime l’historien Philippe Levillain.
La mondialisation de l’information a relayé l’émotion universelle. Pourtant, au Vatican, la veille de la mort du Pape et le soir de la mort du Pape, les autorités du Saint-Siège ne se sont pas laissé submerger par la spectacularisation que recherche l’information immédiate et mondialisée. Ce sont deux veillées de prières, sobres, auprès d’un agonisant puis d’un défunt, qui ont été improvisées dans un grande simplicité chrétienne. Les médias télévisés ont dû se plier à cette spiritualisation de l’événement.
Ces prières publiques, deux soirs de suite, sous le regard des caméras du monde entier, étaient bien dans l’esprit de ce qu’a été le pontificat de Jean-Paul II. Le Pape s’est montré modernissime par l’art de se servir des médias pour faire passer le message de l’Eglise. Il fut le premier pape “ cathodique ” a-t-on dit. La visibilité d’un Souverain Pontife n’avait jamais été aussi grande dans l’histoire.
Jean-Paul II a su donner, aux médias, les images spectaculaires, symboliques ou émotionnelles, qu’ils attendaient. Au risque de susciter l’incompréhension voire le scandale parmi les fidèles catholiques. Ainsi en est-il de cette image d’un pape embrassant le Coran ou encore la vision inouïe, dans l’histoire de l’Eglise, comme ce fut le cas à Assise, en 1986, d’un Chef de l’Eglise catholique entouré des représentants d’une douzaine de confessions religieuses, chrétiennes et non-chrétiennes.
Image forte, louée par les uns, incomprise par beaucoup de catholiques, chacun, finalement, y voyant la même chose, pour s’en féliciter ou pour le déplorer : l’impression d’un relativisme affirmé.
La réunion d’Assise, et les autres réunions inter-religieuses qui ont suivi, ont été, dans l’esprit de Jean-Paul II, comme la médiatisation précédemment évoquée, un moyen qu’il a cru pouvoir utiliser pour répandre le message évangélique. Il n’y eut, de sa part, ni syncrétisme ni même indifférentisme, mais volonté de dialogue. Au risque de créer la confusion entre la foi révélée et les sentiments religieux qui animaient les représentants des religions rassemblés. C’est pour corriger cette image que sera publiée, en 2000, la très forte Déclaration Dominus Jesus “ sur l’unité et l’universalité de Jésus-Christ et de l’Eglise catholique ”.
Cette correction, et d’autres (voir, notamment, la condamnation de certains ouvrages théologiques), n’ont pas empêché qu’une tendance à la minimisation du caractère non-réductible de la foi catholique s’est répandue au sein même de certains dicastères et chez certains évêques dans le monde (sans parler des théologiens et des commentateurs).
Le “ scandale d’Assise ”, comme ont dit Mgr Lefebvre et nombre de traditionalistes, fut non pas une évolution de la théologie des religions mais, pour Jean-Paul II, un élément d’une stratégie de présence au monde et d’expansion du christianisme.
Jean-Paul II est allé à la “ rencontre du monde et de l’homme ”, comme un Paul VI avant lui. Mais, plus que chez son prédécesseur, sans doute, il y avait, chez lui, une défiance envers la culture moderne et une hostilité aux valeurs libérales. Les continuités entre Paul VI, Vatican II et Jean-Paul II ont pu masquer  certaines ruptures. Le temps avait fait son œuvre. Alors qu’il n’était encore que Mgr Karol Wojtyla, le pape avait pris une part déterminante à la rédaction de la célèbre constitution pastorale, Gaudium et Spes, si optimiste. Devenu pape, il n’a pas rédigé et signé de texte équivalent dans sa tonalité. C’est qu’entre temps, la déchristianisation s’est aggravée, la “ culture de mort ” s’est répandue, le monde a poursuivi son évolution. Si l’Eglise de 2005 n’est pas dans la situation où elle était en 1978, ne peut-on penser que Jean-Paul II, lui aussi, a changé entre 1978 et 2005, dans sa perception du monde et des évolutions historiques.
 
Antilibéral
Jean-Paul II fut, finalement, un pape intransigeant dans la lignée de Pie IX et de Pie XI. Lui aussi a affirmé, en philosophie comme en morale, le primat de la vérité sur la liberté. Devant le Parlement italien, le 14 novembre 2002, il a rappelé un des enseignements de l’encyclique Centesimus annus :
S’il n’existe aucune vérité ultime qui guide et oriente l’action politique […] Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois.
Le primat de la vérité vaut autant pour les sociétés que pour les individus. La conscience individuelle n’est pas la dernière instance de l’agir humain. Jean-Paul II l’a affirmé face à l’individualisme areligieux moderne :
On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d’instance suprême de jugement moral qui détermine de manière catégorique et infaillible le bien et le mal. À l’affirmation du devoir de suivre, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu’il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de vérité a disparu au profit d’un critère de sincérité, d’authenticité, “d’accord avec soi-même“, au point que l’on est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral. (Veritatis splendor)
Anti-subjectiviste, Jean-Paul II ne croyait pas non plus à I’immanence de l’Histoire. Il plaçait le Christ au centre de toute l’histoire de l’humanité.
Lors de son premier voyage en Pologne, lors de la messe célébrée, le 2 juin 1979, Place de la Victoire, à Varsovie, il a affirmé :
On ne peut exclure le Christ de l’histoire de l’homme en quelque partie que ce soit du globe, sous quelque longitude ou latitude géographique que l’on soit. Exclure le Christ de l’histoire de l’homme est un acte contre l’homme.
L’affirmation était si forte, si provocante, au pays du diamat, que les télévisions soviétiques interrompirent la retransmission de la messe.
Et après avoir été un artisan de la chute du communisme en Europe de l’Est, Jean-Paul II ne s’est pas satisfait de la victoire de la démocratie et des droits de l’homme. À Lubaczow, à nouveau en terre polonaise, le 3 juin 1991, il a mis en garde ses compatriotes face à la société hédoniste et consumériste qui avait remplacé la société communiste :
Le postulat de n’admettre en aucune manière dans la vie sociale et étatique la dimension de la sainteté est un postulat qui correspond à installer l’athéisme dans l’Etat et dans la vie sociale et cela n’a rien de commun avec la neutralité idéologique.
Jean-Paul II n’appelait pas seulement l’individu à être chrétien, il interpellait les états et les sociétés. En ce sens, il était donc profondément antilibéral et antimoderne.
 
Les “ Non ” de Jean-Paul II
Jean-Paul II a assumé les apparences de la modernité et a su jouer de la mondialisation et de l’immédiateté des moyens d’information pour mieux rejoindre chaque homme, et pas seulement les croyants. Aucun être humain sur terre n’a ignoré le visage de Jean-Paul II et aussi, ce fut le but de ses102 voyages hors d’Italie, à un moment ou à un autre, chacun a pu entendre au moins les lignes forces de son enseignement en matière morale  : non à “ la culture de mort ” (avortement, contraception, etc.), “ la permissivité morale ne rend pas les hommes heureux ”, “ faire le bonheur de l’homme en se passant de Dieu est une dramatique illusion ”.
Les millions de jeunes qui, sur presque tous les continents, ont participé aux “ Journées Mondiales de Jeunesse ” – une des innovations majeures du pontificat –, ne sont, certes, pas tous devenus des croyants pratiquants. Mais tous ont entendu les invitations du Pape à “ garder la fidélité au Christ ” et à vivre de la vérité “ ce bien éternel ”.  Qui peut connaître le moment de la floraison des semences ainsi jetées ?
Philippe Maxence a bien défini Jean-Paul II en mettant en lumière la double force qui l’animait : “ Comme Jean, il était un contemplatif et comme Paul, un évangélisateur tout terrain ”.
Les pessimistes, analysant le pontificat, diront que “ dans le quotidien [de l’Eglise], rien n’a vraiment changé ”. Est-ce bien sûr ? L’histoire dressera les actes et les axes de la restauration accomplie par Jean-Paul II durant les vingt-six ans de son pontificat pour faire face à la crise de l’Eglise. Ce travail de reconquête est passé par la nomination d’évêques d’un nouveau type, la publication du Catéchisme de l’Eglise catholique, d’encycliques et de déclarations de réaffirmation doctrinale. Il est passé aussi par l’encouragement donné à des communautés nouvelles ou traditionnelles et par l’appel à la “ nouvelle évangélisation ”. Beaucoup reste à faire ? Sans doute. Un Petit catéchisme est en préparation, qui pourra être mis dans les mains de tous les enfants. Et en matière liturgique, la “ réforme de la réforme ” n’a-t-elle pas été affirmée comme une nécessité par le cardinal Ratzinger, le plus solide soutien de Jean-Paul II pendant tout son pontificat ?
Jean-Paul II aura été, dans le domaine liturgique, celui qui aura commencé la restauration (loin d’être achevée). La liturgie célébrée en Pologne en 1978, donc celle célébrée par celui qui devenait pape, était dans sa forme et, plus encore dans son esprit, fort différente de celle pratiquée dans certains pays ouest-européens, et particulièrement en France. Jean-Paul II s’est soucié, très vite, des dérives en matière liturgique. On pourrait dresser une chronologie de ses interventions et initiatives, elle commencerait dès 1979. De manière plus précise, c’est il y a plus de vingt ans que le rite traditionnel a recommencé à avoir droit de “ droit de cité ” dans l’Eglise (l’indult de 1984).
L’abbé Aulagnier, dans un message diffusé le dimanche 3 avril, a justement noté : “ Je retiendrai les efforts soutenus qu’il a manifestés avec les dicastères romains pour la restauration du culte eucharistique et éradiquer les abus liturgiques qui se sont introduits, pour le grand malheur des fidèles, dans la vie eucharistique des églises ? A-t-il réussi ? Il est encore trop tôt pour le dire. Il a voulu également, timidement, faiblement, mais réellement, je crois, le retour, sur les autels de la chrétienté, de la messe dit de saint Pie V. Il aurait pu la dire lui-même, cela eut été une véritable affirmation. Il n’a pas vraiment réussi. Mais il y a, mystérieusement, en cette affaire, tant d’oppositions. C’est que le modernisme se cache toujours dans les rouages de l’Eglise et de son gouvernement.[1] ”
L’erreur de perspective serait de juger de l’efficacité d’une pastorale et d’une politique à l’aune de la situation d’un pays (la France) ou un demi-continent (l’Europe occidentale). Si en France, il est fréquent que six ou sept paroisses doivent se partager une messe ou deux messes dominicales (où le pire liturgique est toujours possible), à Saigon, au Vietnam, il y a six messes par dimanche à la cathédrale, et de la première (à 5h30) à la dernière, l’église est pleine d’une foule fervente qui s’agenouille pendant la lecture du canon et l’Agnus Dei et qui ne reçoit pas la communion dans la main.
 
Le paradoxe
La Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, qui a été, en France et dans le monde, l’opposante la plus déterminée à certaines initiatives spectaculaires de Jean-Paul II et à beaucoup de réformes conciliaires, en particulier celle de la liturgie, a fait paraître, dès le jour du décès de Jean-Paul II, un communiqué de son Supérieur général, Mgr Fellay. La FSSPX, dit-il, “ salue les batailles menées par Karol Wojtyla pour la défense de la vie et son engagement sur le plan moral ” mais aussi “ elle se sent aujourd’hui le devoir de redire qu’elle a toujours réprouvé l’engagement inlassable du pape Jean-Paul II pour l’œcuménisme, engagement qui a conduit à un affaiblissement de la foi et de la défense de la  vérité ”.
Un des paradoxes du pontificat aura été d’avoir emprunté des chemins nouveaux pour faire connaître l’enseignement de l’Eglise et sa doctrine du salut et, par ce fait-même, d’avoir désorienté certains de ses fidèles et leurs pasteurs. Il ne faut pas voir là une opposition entre un Pape progressiste voire moderniste et des traditionalistes dépassés, mais plutôt deux voies, parfois convergentes parfois divergentes, d’affronter la modernité.
 
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Deux numéros spéciaux 
. L’Homme Nouveau (10 rue Rosenwald, 75015 Paris, 3 euros le numéro).
Sous la direction d’Agnès Jauréguibéhère, articles des cardinaux Paul Poupard et Jean Honoré, des R.P. Léo Elders, Patrick de Laubier, Jean Longère et  Joseph Vandrisse, de Denis Sureau, Philippe Maxence, Alain de Penanster, Aline Lizotte, Bruno Couillaud et Pierre Durrande.
. Le Figaro Hors-Série (en kiosque, 116 pages, 7,50 euros).
Sous la direction de Michel De Jaeghere, illustré de très nombreuses photographies en couleurs. On trouvera d’abord, jalonnant les grands moments de la vie de Jean-Paul II :  “ Douze journées de la vie d’un pape ” racontées par Elie Maréchal, Jean Sévillia, Alain Barluet et d’autres. Puis, on trouve un “ Bilan du pontificat ” en dix articles : Aymeric Chauprade, Isabelle Schmitz, Guy Baret, Claude Barthe, Joseph Vandrisse, Gérard Leclerc,Vincent Tremolet de Villers, François Foucart, Yves Chiron, Michel De Jaeghere.
[1] L’abbé Aulagnier fait référence à un entretien avec le cardinal Medina (qui fut Préfet de la Congrégation pour le Culte divin de 1996 à 2002). Dans cet entretien, paru simultanément dans l’Homme nouveau (numéro du 3 avril) et dans la Nef (numéro d’avril), le cardinal Medina déclare notamment : “ La dimension sacrificielle de la célébration eucharistique en est un élément essentiel, et pas seulement dans l’ancienne forme du rite romain, mais bien pour la doctrine catholique tout court […] C’est pourquoi j’aurais voulu, à l’occasion de la troisième édition typique du missel de Paul VI, alors que j’étais préfet de la Congrégation du Culte divin, réintroduire quelques éléments de la forme ancienne, mais j’ai rencontré des oppositions très décidées ”.