lundi 8 décembre 2008

[Aletheia n°134] Gilbert Callet, le passeur - par Yves Chiron

Aletheia n°134 - 8 décembre 2008
Cette année de Terminale, je l’avais attendue avec impatience depuis la classe de Seconde, époque à laquelle j’étais devenu élève au Collège Saint-Pierre, à Lille. Quand j’avais vu qu’une matière appelée « philosophie » était réservée aux élèves de terminale, j’avais regretté de devoir attendre deux années avant de la découvrir. En cette classe de Seconde, c’est la littérature que j’ai commencé à comprendre avec Mademoiselle Danvin. Elle allait devenir, un an plus tard, Madame Callet, l’épouse du professeur de philosophie.
Entré en classe de Seconde à quatorze ans, j’étais déjà un grand lecteur, mais un lecteur désordonné et peu au fait de ce que pouvait être la vraie littérature. Mes auteurs favoris avaient été jusque-là Gilbert Cesbron, Guy des Cars et Hervé Bazin, c’est dire… En Seconde, inoubliable fut la première étude d’une œuvre complète : Madame Bovary. Ce fut une révélation. Mademoiselle Danvin nous apprenait à lire une œuvre, à découvrir la construction des chapitres, à déchiffrer un style. La lecture des passages qu’elle faisait à haute voix donnait de la chair aux personnages, de la réalité aux paysages et aux objets. Le roman n’était plus une suite de pages écrites mais un monde contenu dans des mots agencés . D’autres études allaient suivre, tout aussi grisantes, celle du Père Goriot notamment.
Les heures de grande lecture solitaire sont restées parmi les plus belles de cette année. Je passais mon temps dans les bibliothèques, curieux de tout : littérature, histoire et bientôt philosophie. C’est en Seconde – je ne sais plus comment – que j’ai découvert Nietzsche. J’ai acheté et lu Ainsi parlait Zarathoustra durant cette année 1975. Le livre, que j’ai conservé, porte, d’une écriture encore enfantine, mon nom, la date et les annotations nombreuses que je mis en marge. En pleine crise existentielle et spirituelle, ce n’est pas tant le thème du « Surhomme » qui me fascina que la critique nietzschéenne de la morale et du christianisme. Nietzsche me conforta dans mon éloignement affirmé de la pratique religieuse.
En cet été de 1975, j’étais inscrit, pour la dernière fois, dans un camp d’adolescents. Avant de partir, j’avais acheté un deuxième livre de Nietzsche, Aurore, livre apparemment plus accessible que le premier puisque composé de 575 « Pensées », plus ou moins développées. Ce livre m’accompagna tout le mois d’août, comme une sorte de bréviaire secret. C’est durant ces semaines aussi que je rencontrais celle qui allait devenir un jour mon épouse. « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », avait mis en exergue Nietzsche. Les promesses de l’avenir semblaient infinies.
La classe de Première, 1975-1976, fut tout emplie de littérature et de Nietzsche, toujours. Je courais au Goethe Institut pour lire tout ce que je pouvais trouver sur mon « maître ». Cette année de Première fut aussi celle où je découvris la « Révolution », du moins ce que j’en comprenais. Ce mythe s’accordait bien avec le bouillon (et le brouillon) intellectuel et spirituel qui m’habitait. On a raison de se révolter disait le titre d’un livre de Sartre et de Philippe Gavi que je découvris comme un évangile. Ils y faisaient la théorie des révoltes gauchistes, alors nombreuses. Je commençais aussi à fréquenter une librairie maoïste installée dans le quartier de Wazemmes, le quartier pauvre de Lille. A quinze ans, j’y achetai Le Petit livre rouge. Au lieu d’un manuel de Révolution, je découvris un recueil de « Citations » – incompréhensibles – du Président Mao Tse toung. Néanmoins, je me croyais devenu nietzschéen et maoïste… Cette curieuse association tenait autant de la posture que de la réflexion. Quand Mao mourra, en septembre 1976, la Mairie de Lille, socialiste, dirigée par Pierre Mauroy – futur premier ministre –, organisera une sorte d’exposition et ouvrira un livre de condoléances où les citoyens de Lille étaient invités à exprimer leur tristesse et leur admiration pour le « Grand Timonier ». Je crois bien, adolescent ignorantin, avoir mis quelques mots et ma signature.
C’est donc armé de certitudes, et d’une prétention – ridicule – d’être plus avancé que mes camarades, que je vis enfin arriver l’année de philosophie. J’allais bientôt avoir seize ans quand j’entrais dans la classe de Gilbert Callet. Son allure massive et toujours pressée m’était familière depuis deux ans déjà, mais j’ignorais tout de son art d’enseigner.
Fut-il un maître, au sens où il aurait dispensé une doctrine qui aurait rallié des disciplines ou des imitateurs ? Non. Bien qu’ancré dans des convictions politiques et religieuses, que ses élèves découvraient rapidement, il ne les imposait pas comme une clef de lecture immédiate. Il fut – et il reste – un prodigieux éveilleur et un passeur.
Son cours, qui alliait enseignement magistral, questionnement incessant et digressions parfois sans fin, fut pour moi un révélateur et le début d’un métanoïa. La première notion de philosophie dont je lui suis redevable est la distinction entre la doxa (l’opinion, la croyance) et la vérité, qui est d’un autre ordre. Mon premier devoir de philosophie fut, à cet égard, une humiliation. Le sujet en était, je crois, « L’inhumain existe-t-il ? ». Je l’avais traité dans une sous-prose journalistique, avec force références à l’actualité (les massacres d’Idi Amin Dada, etc.). La note et la correction me montrèrent que je n’avais pas encore compris ce qu’est la philosophie. L’étude de l’Apologie de Socrate et la présentation du philosophe comme « accoucheur des esprits » me montrèrent alors quelles voies devait prendre la réflexion.
En parallèle à son cours, Gilbert Callet demandait à ses élèves de lire et de résumer des œuvres. C’est ainsi qu’à seize ans j’ai découvert Maurras (Mes idées politiques) et Julien Freund (Qu’est-ce que la politique ?). Du premier, j’ai retenu alors un mépris entier pour la démocratie et du second la distinction nécessaire entre la force et la violence. Bien évidemment, ces premières approches ne suffisent pas à caractériser l’ampleur de deux pensées politiques, contradictoires sur certains points (je ne le découvrirais que plus tard). En tout cas, ces auteurs ont mis par terre, sans rencontrer de résistance, mon maoïsme irréfléchi.
La bibliothèque de la classe de philosophie, que M. Callet ouvrait tous les jours, était riche et diverse. J’y ai découvert l’histoire de la philosophie à travers le gros volume de Thonnard ; j’en ai sorti successivement tous les Gustave Thibon disponibles, l’Utopie de Thomas Molnar et son livre sur la contre-révolution, beaucoup d’autres ouvrages. Avec Gilbert Callet, le cours de philosophie était une porte ouverte, une invitation à prolonger la réflexion et la recherche.
Le génie de Gilbert Callet était aussi dans la digression. Il empruntait volontiers des chemins de traverse et s’écartait de la route de son cours sans état d’âme pour nous parler d’un livre, d’un article, d’un fait de société. Pour plusieurs générations d’élèves , il fut un formidable éveilleur et découvreur. Son cours n’était jamais banal ou fastidieux. Plutôt une source abondante, d’où coulaient de la chaleur et de l’enthousiasme. Il acceptait volontiers les questions ou les débats, les suscitant même. Rien donc d’un enseignement monolithique imposé à des élèves réduits à l’absorption silencieuse. Un jour – je ne sais plus à quel propos –, il nous a fait écouter en classe une cassette sur laquelle il avait enregistré, au Kenya il me semble, de longs rugissements de lion. Je n’ai plus aucune idée du sujet qui l’avait amené à nous faire écouter cela, mais le fait, en lui-même, témoignait des libertés que lui, homme d’ordre et de tradition, s’autorisait.
Aux digressions loin du programme s’ajoutaient souvent, après le cours, des conversations avec quelques élèves et le prêt de revues et de journaux divers. C’est Gilbert Callet qui m’a fait découvrir la presse catholique traditionnelle ou traditionaliste. C’est par lui que j’ai découvert L’Homme nouveau, Itinéraires, Jean Madiran, l’abbé de Nantes, les Congrès de Lausanne.
A quelques semaines du baccalauréat, en juin 1977, sans doute sur les conseils de Gilbert Callet et suite à la question de la métaphysique abordée en cours, j’ai acheté le premier volume de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, en édition bilingue. Peu d’années plus tard, mon directeur spirituel de l’époque, le P. de Margerie, me conseillera de lire une question de la Somme tous les jours. Je n’ai pas été longtemps fidèle à ce conseil, mais je n’ai guère cessé la lecture de saint Thomas jusqu’à aujourd’hui, même s’il y eut de longues éclipses. Cette lecture et d’autres ont progressivement rectifié et ordonné mon esprit.
Le 15 que j’ai obtenu au baccalauréat de philosophie a alors incité Gilbert Callet à me suggérer de faire des études de philosophie. Mais j’avais déjà choisi l’histoire, et bien que m’aventurant plus tard, un moment, vers la théologie, c’est à l’histoire que je suis resté fidèle, avec un goût particulier pour l’histoire des idées et l’histoire religieuse.
Par nature j’étais, et reste, plus sensible à la vérité historienne qu’à la vérité philosophique ; plus apte à connaître et à discerner qu’à déployer une recherche spéculative. C’est à titre de curiosité que, durant mes études d’histoire, j’allais suivre, une année durant, en 1981-1982, le séminaire de Pierre Boutang à la Sorbonne, séminaire intitulé : « Recherche sur l’origine » ; puis, l’année suivante, au Centre Sèvres, le grand commentaire de la Phénoménologie de l’esprit par le jésuite hégélien Labarrière. Si la froide activité spéculative de P-J. qui je suis resté en relations jusqu’à sa mort, j’ai été plus sensible à sa quête du sens politique qu’à sa recherche métaphysique. Mais le feu d’artifice de ses cours restera un souvenir inoubliable.
Le sentiment qui m’anime, quand je songe à l’année de philosophie passée avec Gilbert Callet, c’est donc, d’abord, un sentiment de gratitude. Il a été à l’origine d’un questionnement qui a trouvé son accomplissement. Nous sommes restés en relations régulières. Il a continué d’être ce passeur qui fait découvrir ses passions successives : le penseur autodidacte Jean Coulonval, le philosophe inspiré Jean-G. Bardet, l’autre autodidacte Fernand Crombette (1880-1970), le créationniste, auteur d’une œuvre scientifique et historique considérable et controversée.
Mais Gilbert Callet n’a jamais cherché à imposer ses engouements. Ses anciens élèves formeraient sans doute une réunion curieuse et hétéroclite, tant ils sont engagés professionnellement, intellectuellement et spirituellement, dans des voies diverses. Beaucoup, en revanche, reconnaîtraient certainement lui devoir une certaine ouverture d’esprit et un goût pour la recherche du vrai et du bien.
Un regret : qu’il publie peu. Quand tant d’essais, souvent creux, encombrent les librairies, on aimerait voir un livre de Gilbert Callet. On y trouverait, ce que ses articles révèlent déjà, une pensée affranchie des stéréotypes, une pensée qui ne nie ni la liberté ni la vérité, une pensée vivante et pérégrine.
Ce texte vient de paraître dans le recueil Portraits de maîtres. Les profs de philo vus par leurs élèves, sous la direction de Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons, CNRS Éditions, 394 pages, 25 euros.
L’ouvrage rassemble 66 contributions : Claude Rousseau y évoque Raymond Polin, Laurence Varaut Pierre Boutang, Chantal Delsol Julien Freund, Édouard Husson Claude Tresmontant, Félix Perez Michel Henry, Mazarine Pingeot Pierre Magnard et Jean-Marc Mouillie, etc.
On aurait pu trouver, dans ce recueil, bien d’autres évocations de professeurs de philosophie qui ont marqué durablement leurs élèves de Terminale : Jean Arfel à Maslacq, Thérèse Lacour en Avignon, Jean Borella à Nanc et d’autres.

[Aletheia n°134] Michel De Jaeghere - Ite Missa Est

Aletheia n°134 - 8 décembre 2008
Renaissance catholique
89 rue Pierre Brossolette
92130 Issy-les-Moulineaux
150 pages, 12 euros

Michel De Jaeghere s’est imposé, au fil de son activité professionnelle (il dirige les beaux Hors série du Figaro qu’il a créés en 2001), de son engagement à Renaissance catholique et de ses livres ou contributions, comme un combattant catholique pertinent.
Sa dernière œuvre est un régal. C’est une pièce de théâtre qui met en scène, principalement, un évêque, Mgr Gallorme, et un vieux prêtre, l’abbé Dubost. Ce sont non pas deux Églises qui s’opposent à travers eux mais deux visions de l’Église et deux conceptions de la foi.
Le personnage, fictif, de Mgr Gallorme semble tout inspiré de Mgr Gaillot, quand à l’humble curé Dubost il rappelle l’abbé Sulmont ou d’autres de ces vaillants prêtres qui ont tenu face à la tempête de la révolution liturgique et de l’aggiornamento pastoral. Pour tous les Gallorme de l’Église, la fidélité à la Tradition, à la messe traditionnelle, la soutane, le latin, le catéchisme par questions et réponses, etc., sont des « abcès de fixation qui minent la communion ecclésiale ».
Peut-on déjà en parler au passé ? Certainement pas. Trop d’évêques en France s’opposent, ouvertement ou sous des motifs sournois, au motu proprio libérateur de Benoît XVI pour qu’on puisse dire que les Gallorme ont disparu. Mais la tendance s’est inversée. Sans qu’il faille s’attendre à un retour en arrière, un dépassement par le haut s’est bel et bien engagé.

lundi 24 novembre 2008

[Aletheia n°133] Le testament intellectuel et spirituel d'Emile Poulat

Si l’on compte bien, c’est la troisième fois qu’Émile Poulat livre sa pensée à travers des entretiens approfondis et transformés en livre : en 1982, avec Guy Lafon (Le Catholicisme sous observation, éditions du Centurion) ; il y a quatre ans à peine, avec Dominique Decherf (Le Christianisme à contre-histoire, éditions du Rocher) ; aujourd’hui, avec Danièle Masson (France chrétienne, France laïque, Desclée De Brouwer).
On remarquera l’objet commun à ces trois titres, à un quart de siècle de distance. Mais on observera aussi le glissement sémantique. Il y a vingt-six ans, la question de la laïcité n’occupait qu’une place très réduite dans les questions et les réponses ; en ces premiers temps du pontificat de Jean-Paul II, l’interrogation portait plutôt sur l’avenir du catholicisme.
Aujourd’hui, la question de la laïcité est au cœur du dialogue à deux voix avec Danièle Masson. Un dialogue souvent vif, où celle qui interroge essaie de pousser dans ses retranchements celui qui refuse de se rendre, c’est-à-dire qui se refuse au rythme binaire.
D’un livre d’entretiens à l’autre, la « méthode Poulat » n’a pas changé. Il répugne toujours aux « explications » et encore plus aux solutions. Il préfère être un « analyste », le mot qui, pense-t-il, le définit le mieux. Il cherche « à savoir et à comprendre sans juger ». Mais cette position marque vite ses limites. Quand Émile Poulat dit : « j’attends une thèse sur les théologies et les catéchismes comme facteur de déchristianisation » (p. 29), il porte bel et bien un jugement sur certaines théologies et certains catéchismes. La phrase peut aussi apparaître comme une provocation. Mais Jean de Viguerie, dans ses livres, a montré la faiblesse d’une certaine apologétique du XVIIIe siècle face aux Lumières.
France chrétienne, France laïque dit le titre du livre dialogué entre Émile Poulat et Danièle Masson[1]. Dans l’esprit de Poulat, il ne s’agit pas de l’opposition entre deux France, mais d’une même France qui est à la fois « chrétienne » (nolens volens) et « laïque ». Poulat ou son éditeur n’ont pas osé titrer France chrétienne et laïque. Ce titre, pourtant, aurait correspondu à sa véritable pensée. Selon lui, depuis la loi de séparation de 1905 et ses modifications, la France vit une « laïcité apaisée », l’État reconnaissant et garantissant la liberté de religion et des cultes. L’Église y aurait « gagné en liberté » (p. 126).
Mais, parfois, la pensée d’Émile Poulat n’est pas sans paradoxe. Il ne cite pas le nom de Jean Madiran[2]. Pourtant, il n’est pas loin de partager certaines de ses analyses sur la laïcité. Madiran a analysé le processus qui a abouti, en France, à la laïcisation du discours de l’Eglise[3]. Poulat récuse le terme, mais concède : « Il n’y a pas de laïcité de l’Église, mais sécularisation interne » (p. 136).
On pourra reprocher à Poulat de ne pas dire ou de ne pas voir les conséquences de son constat. En 1974-75, par exemple, l’Église catholique, en France, à quelques exceptions près, a fait silence sur l’avortement. Ce silence n’est-il pas un exemple flagrant de la soumission de l’Église au courant dominant ? Comment l’Église catholique, qui saura, en 1984, faire se lever plus d’un million de manifestants pour la « défense de l’école libre », n’a-t-elle pas voulu employer les mêmes moyens, dix ans plus tôt, pour protester contre le projet de loi sur l’avortement ? 

Un épistémologue 

L’octogénaire Émile Poulat dit que ce troisième livre est son « testament intellectuel et spirituel ». Il y expose l’état actuel de sa pensée et les convictions qu’il souhaiterait faire passer à la postérité.
On ne trouvera pas de confessions trop intimes. Il ne dit rien, par exemple, de son passage à la Mission de Paris, de 1949 à 1954. Il fait allusion seulement, et discrètement, à « la nuit critique » qu’il a traversée ensuite. Une sorte d’épreuve du feu où ont brûlé « toutes les images et toutes les représentations, naïves ou savantes, qui satisfont notre besoin de certitudes » (p. 232).
Aujourd’hui, il récuse les preuves de l’existence de Dieu. Il préfère parler d’ « expérience de Dieu ». Il en arrive à dire : « quel est l’essentiel de la foi ? Pour beaucoup, c’est l’adhésion à un Credo, pour moi, c’est la relation à Dieu, c’est la prière. Je préfère les orants aux croyants » (p. 121). Ce minimalisme, et la « théologie interrogative » qu’il préfère à la théologie apologétique, ne sont pas sans rappeler la réflexion d’un Maurice Bellet, prêtre, docteur en théologie et en philosophie, psychanalyste, qui multiplie les livres pour dire que Dieu « précède toute raison »[4], qu’Il est « cet absolument insaisissable à quoi en un sens tout réfère mais dont nous n’avons, à strictement parler, aucun savoir ».
Émile Poulat cite le nom de quelques-uns de ses maîtres ou « quasi-maîtres » : Gaston Bachelard (« l’homme de la coupure épistémologique entre le savoir commun et la connaissance épistémologique »), Ignace Meyerson, le créateur de la « psychologie historique ». Il aurait pu citer des ouvrages qui ont été décisifs dans son itinéraire intellectuel, comme le livre, posthume, de Léon Brunschvicg, Héritage de mots, héritage d’idées.
On voit bien, et de plus en plus à travers ses livres, qu’Émile Poulat est épistémologue avant d’être historien ou sociologue du fait religieux. Kant reste, pour lui, une référence absolue. À juste titre, Poulat refuse de réduire le kantisme au subjectivisme, mais il est assez largement kantien. Selon Kant, il y a deux ordres différents et distincts : celui des phénomènes, qui sont l’objet de la science, de l’histoire, de la sociologie, et, au-delà, le monde des noumènes, de la pensée. La foi, selon Kant, relève de l’opinion ou de la conviction, c’est-à-dire du non-démontrable rationnellement.
Émile Poulat accepte cette séparation : « Le savoir de la foi et le non-savoir de la science ne se rejoignent pas : ils ne sont pas du même ordre » (p. 160).
À propos de l’historicité de ce que racontent la Bible et les Évangiles, il écrit encore : « Je crois qu’il faut sortir du vieux débat de la foi et de la raison […] il n’y a pas de science catholique par rapport à une science laïque : il y a une pensée catholique, mais une seule science. La querelle des deux sciences est close » (p. 215-216).
Benoît XVI, dans l’avant-propos à son Jésus de Nazareth, pense différemment. Le Pape écrit : « croire qu’il [Jésus] était Dieu tout en étant réellement homme […] voilà qui dépasse les méthodes de la méthode historique », mais « à l’inverse, à la lumière de cette conviction ancrée dans la foi, on peut lire les textes en s’appuyant sur la méthode historique ».
Benoît XVI récuse la volonté de séparation des kantiens, des rationalistes et des modernistes. Il cherche à conjuguer science et foi en proposant « une interprétation proprement théologique de la Bible […] sans pour autant vouloir ni pouvoir renoncer en rien à la rigueur historique ».
On trouvera nombre d’autres réflexions intéressantes dans ces entretiens Poulat/Masson. À bien des égards, ce sont deux visions de l’histoire de l’Église et deux conceptions de la foi qui s’opposent.
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[1] Émile Poulat, France chrétienne, France laïque. Entretiens avec Danièle Masson, DDB, 279 pages, 22 euros.
[2]Poulat ne cite pas non plus « l’autre journal catholique », Présent, (alors qu’il fait référence, à plusieurs reprises, à la Croix, où il publie, de temps en temps, des chroniques)
[3] Jean Madiran, La laïcité dans l’Église, Consep, 2005 ; qui parle, même, pour la France, de « laïcité de l’Église ».
[4] Son dernier livre : Dieu, personne ne l’a jamais vu, Albin Michel, oct. 2008.

jeudi 16 octobre 2008

[Aletheia n°132] Christophe Geffroy : Benoît XVI et « la paix liturgique » - une étude documenté et militante

Aletheia n°132
Christophe Geffroy a fondé la Nef, il y a près de vingt ans. Il voulait militer, selon le titre de son premier éditorial, pour l’union des forces traditionnelles par une revue mensuelle qui allie journalisme et réflexion, information factuelle et combat des idées. À ce jour, 197 numéros sont parus et l’on peut dire que Christophe Geffroy est resté fidèle à son projet initial. Certes, dans la forme, la revue a changé. Elle a pris de la couleur et de l’élégance dans la mise en page. Elle s’est ouverte à de nouvelles questions (avec une part plus importante accordée aux questions de société). Elle s’est ouverte aussi à de nouveaux collaborateurs.
Il n’est pas sûr qu’aujourd’hui Christophe Geffroy formulerait de la même manière les cinq points qui constituaient la « Charte de La Nef » en 1990. C’est que, depuis cette date, le monde et l’Eglise ont changé. Loin d’être une rupture, le pontificat de Benoît XVI a accentué une marche — un « retour au centre » (au sens balthasarien) — commencée sous le pontificat précédent. La Nef, fidèle au 4e point de sa Charte : « Attachement indéfectible à la primauté souveraine du Pape comme chef de l’Eglise et soutien de son autorité universelle sur celle-ci », a accompagné cette marche.
Sur la question liturgique, dès son premier numéro, en décembre 1990, la revue avait pris le parti de publier le calendrier liturgique du mois en deux colonnes parallèles : calendrier de saint Pie V d’un côté, calendrier de Paul VI de l’autre. Près de deux cents numéros plus tard, ce diptyque est toujours présent, même si le calendrier liturgique n’occupe plus une pleine page. Cette égale importance accordée aux deux calendriers n’est pas anecdotique. Elle est un signe de ce pour quoi la revue a milité dès l’origine : que la liturgie latine dite de saint Pie V puisse être maintenue « pour toute communauté qui le souhaite », communauté étant à prendre, ici, au sens large (communauté religieuse, paroisse, etc.). Christophe Geffroy et la Nef n’ont jamais réclamé l’abolition du missel de Paul VI, ni le retour obligatoire au missel de saint Pie V, mais leur coexistence pacifique et respectueuse l’une de l’autre.
Dans son éditorial du premier numéro de la Nef, Christophe Geffroy citait la parole du Christ que nous rapporte saint Jean : « Il y a des demeures nombreuses dans la maison de mon Père » (Jn 14, 2). Dix-huit ans plus tard, on retrouve cette même parole à la dernière ligne de l’ouvrage qu’il vient de publier. Cela indique chez l’auteur une volonté d’unité, dans la foi commune, au-delà des « différences légitimes et enrichissantes ». Cette position se retrouve appliquée précisément à la question liturgique.
C’est une étude, fort documentée, intitulée Benoît XVI et « la paix liturgique » (Cerf, 311 pages, 24 euros). Le titre, et l’intention, rappellent La Paix de Mgr Forester de l’abbé Brian Houghton (1979 pour l’édition anglaise, 1982 pour la traduction française aux éditions DMM). Mais là où l’abbé Houghton publiait une sorte de roman d’anticipation liturgique, Christophe Geffroy publie un essai qui est à la fois une étude historique et un ouvrage militant.
Genèse du motu proprio
L’ouvrage s’ouvre par une présentation rapide du motu proprio du 7 juillet 2007. Christophe Geffroy y discerne, à juste titre, trois motifs : réconcilier les catholiques, resacraliser la liturgie, affirmer la continuité historique d’un missel à l’autre. On pourra en ajouter un quatrième : réparer l’injustice subie par les catholiques à qui l’on a pratiquement interdit la messe traditionnelle pendant plus de trois décennies.
C. Geffroy recherche ensuite la genèse de ce motu proprio dans les écrits du cardinal Ratzinger consacrés à la liturgie. De tous les cardinaux créés depuis le concile Vatican II, le cardinal Ratzinger a été, sans conteste, celui qui a le plus écrit sur la question liturgique. Aujourd’hui, devenu le pape Benoît XVI, il a des idées bien précises sur ce qui reste à faire pour restaurer un véritable Esprit de la liturgie (titre d’un ouvrage qu’il a publié en 2000).
Le directeur de la Nef a retenu quatre livres sur la liturgie publiés par Joseph Ratzinger entre 1985 (1981 pour l’édition allemande) et 2003. Les pages qu’il leur consacre témoignent d’une lecture attentive et intelligente. Mais Christophe Geffroy minimise l’évolution qu’on a pu observer chez le cardinal Ratzinger dans ces années. Il estime que dans La Célébration de la foi, publié en français en 1985, on trouve les « principales idées [de Ratzinger] sur la liturgie, reprises ou développées par la suite ». Cette affirmation me semble exagérée.
On trouvait certes, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, sous la plume de celui qui n’était encore qu’archevêque de Munich, des pages sur la participatio actuosa, par exemple, ou sur la caractère « fabriqué » de la nouvelle liturgie (« un ouvrage revu et corrigé par des professeurs » disait Ratzinger) qu’on relira, sous des formes guère différentes, dans ses ouvrages de la fin des années 1990. Mais, sur d’autres points importants – la « réforme de la réforme » ou la remise à l’honneur du rite dit tridentin –, il y a bien eu, chez le cardinal Ratzinger, une évolution intellectuelle et spirituelle.
Dans un ouvrage paru en 1981, que Christophe Geffroy ne cite pas, celui qui n’est pas encore le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi estimait encore : « on est obligé de qualifier d’irréel l’entêtement à garder le ”missel tridentin”[1] »
Le Bref examen critique
Le chapitre 3, consacré à la crise de l’Eglise, est intéressant. Christophe Geffroy cherche à être plus explicatif que descriptif. Néanmoins, pour s’en tenir au descriptif, on contestera l’affirmation : « la crise que l’Eglise traverse depuis le concile Vatican II » (p. 57)[2]. En réalité, la crise de l’Église est antérieure au concile, elle date des années 50 et même, en certains domaines, de l’immédiat après-guerre ; qu’il s’agisse de la chute des vocations, de la crise d’identité du clergé, des expérimentations hasardeuses en matière pastorale, catéchétique ou liturgique. Le concile, comme événement, n’a pas enrayé cette crise polymorphe et, au contraire, a favorisé son développement (je ne parle pas, ici, des documents conciliaires promulgués mais du bouillonnement de paroles, de discours et d’initiatives qui ont précédé, accompagné puis suivi les quatre sessions conciliaires ; ce qu’on pourrait appeler le périconcile).
Les chapitres 4 et 5, consacrés à l’histoire de la réforme liturgique et à l’opposition à cette réforme, sont parmi les plus intéressantes de l’ouvrage. Les informations sont nombreuses, précises et honnêtement présentées. On relève, entre autres rappels pertinents : la nécessité reconnue par Mgr Lefebvre, en 1965, de réformer la messe (p. 109) ; la « messe expérimentale » de 1967 refusée par le synode réuni à Rome (p. 116-117) ; les contradictions de l’instruction de 1969 sur la communion dans la main (p. 119-120) ; le dialogue du Saint-Siège avec Mgr Lefebvre et la FSSPX qui n’a commencé vraiment qu’en 1982 (p. 150) ; la création d’une commission cardinalice sur la messe traditionnelle en 1986 (p. 151), commission dont la composition et l’histoire restent, en partie, encore inconnues aujourd’hui ; la faiblesse de l’argumentation théologique de la FSSPX dans sa critique du CEC et du NOM (p. 183).
Les pages sur le Bref examen critique de la nouvelle messe, présenté à Paul VI par les cardinaux Ottaviani et Bacci en 1969, sont bien informées. À juste titre, C. Geffroy fait remarquer que la supplique n’est pas restée sans effet, puisque l’Institutio generalis a été modifiée en plusieurs points (notamment le § 7 du ch. II qui donnait une définition de la messe). Il y aura d’autres modifications. À ce jour, il manque une étude exhaustive des différentes modifications intervenues dans le nouveau missel d’une édition typique à l’autre (l’édition typique de 2002 comprise).
Après la publication du Bref, Dom Lafond, moine de l’abbaye de Saint-Wandrille, a publié une lettre du cardinal Ottaviani, en date du 17 février 1970, qui disait notamment : « je regrette seulement que l’on ait abusé de mon nom dans un sens que je ne désirais pas, par la publication d’une lettre que j’avais adressée au Saint-Père sans autoriser personne à la publier[3] ». Jean Madiran, témoin et acteur dans cette affaire, a contesté l’authenticité de cette lettre[4].
C. Geffroy a l’honnêteté de signaler les deux versions de cette controverse. On peut, cependant, ajouter une autre pièce au dossier. Emilio Cavaterra, un des biographes du cardinal Ottaviani, a apporté d’autres lumières sur le Bref. Il se fonde notamment sur les carnets intimes de l’ancien Préfet du Saint-Office et sur plusieurs témoignages, entre autres, celui du cardinal Siri et celui de Mgr Agustoni, secrétaire d’Ottaviani. Il expose malheureusement trop brièvement l’affaire[5]. Le cardinal Bacci n’aurait pas joué un rôle secondaire, comme on le lit souvent[6]. La signature du Bref aurait été extorquée au cardinal Ottaviani par « un véritable coup de main » de certains de ses familiers.
L’histoire critique du Bref, de ses origines, de sa rédaction, de sa réception par Paul VI et de ses conséquences reste à écrire.
Examinant l’opposition à la réforme liturgique, et les autres motifs d’opposition aux orientations de l’Eglise depuis le concile Vatican II, Christophe Geffroy accorde une large place à la FSSPX. Il raconte son histoire avec un souci de rigueur dans l’information qui est rare. La suspense a divinis de 1976 puis l’excommunication de 1988 sont les deux moments les plus dramatiques de la résistance lefebvriste. À chaque fois, C. Geffroy fait des rappels utiles (par exemple, les mises en garde de Louis Salleron et du Père abbé de Fontgombault en 1976) qui ne laissent dans l’ombre aucun aspect de la situation et qui exposent les argumentations des uns et des autres.
Après avoir évoqué longuement, les différents moments du dialogue, à éclipses, de la FSSPX avec Rome, Geffroy porte une appréciation qui sonne juste : « Rome a raison quand elle essaie depuis le jubilé de l’an 2000 d’obtenir d’abord un accord juridique permettant à la Fraternité d’avoir sa place dans l’Eglise ; le reste viendra après progressivement. Car, ne l’oublions pas, il y a une grâce de la communion retrouvée et celle-ci contribue à montrer l’Eglise sous son véritable jour et à faire tomber peu à peu les préventions qui obscurcissent l’intelligence. Le problème avec la Fraternité n’est pas d’abord doctrinal, quoi qu’elle en dise — même si je ne nie pas, évidemment, qu’il existe un grave contentieux doctrinal —, il est d’abord une question de foi dans l’Eglise, de peur et donc de manque de confiance » (p. 192-193).
Des vues d’avenir
Le dernier chapitre de l’ouvrage est une présentation chronologique des enseignements récents du Magistère sur la liturgie. Sont examinés six documents importants parus entre 2001 et 2007 : de l’instruction sur « l’usage des langues vernaculaires dans l’édition des livres de la liturgie romaine » à l’exhortation apostolique Sacramentum Caritatis qui fait suite au synode sur l’Eucharistie réuni à Rome à l’automne 2005. Christophe Geffroy a raison d’attirer l’attention sur ces enseignements et instructions du « Magistère récent ». Les catholiques ignorent trop ce qu’enseigne Rome sur ces sujets ; et, généralement, les catholiques traditionnels connaissent mal les interventions de Rome en matière liturgique depuis 1969, y compris les interventions les plus solennelles qu’ont représentées les éditions typiques successives du nouvel Missel (1970, 1975, 2002).
Néanmoins, ne peut-on estimer que dans des temps normaux, dans des temps paisibles, les simples fidèles ne devraient pas avoir à s’intéresser de près aux instructions et directives venues de Rome. Ils feraient confiance à leurs pasteurs immédiats (curé et évêque) pour être guidés sur le chemin de la foi et de la vie chrétienne.
Christophe Geffroy, « en guise de conclusion », émet, sur une dizaine de pages, des propositions et des suggestions et des opinions qui sont la part la plus personnelle de son ouvrage. Curieusement, il pense que la « réforme de la réforme » voulue par Benoît XVI n’a pas encore commencé (p. 273, p. 275). Au contraire, elle me semble en marche. Soit avec éclat, par le motu proprio du 7 juillet 2007 et par la lettre aux évêques qui l’accompagne, soit par touches successives, avec les initiatives prises par le pape lors de ses célébrations publiques de la messe (agenouillement pour la communion, etc.), initiatives qui sont autant d’enseignements par l’exemple.
Plus loin, Christophe Geffroy estime que la « cohabitation » actuelle des deux formes du rite romain n’est pas satisfaisante et devra prendre d’autres formes. Il juge, ainsi, que l’usage exclusif du missel traditionnel concédé par le Saint-Siège à l’Institut du Bon Pasteur en 2006 « crée une ambiguïté détestable » (p. 279). Cette concession à l’IBP pourrait, selon lui, servir de prétexte pour dévaloriser voire mépriser la forme nouvelle du rite romain. C. Geffroy dit aussi avoir « du mal à comprendre le blocage de certains de ces prêtres “traditionnels“ qui refusent toute célébration du nouvel Ordo – donc aussi la concélébration de la messe chrismale avec l’évêque » (p. 281). Il affirme même : « Benoît XVI a explicitement demandé que les prêtres célébrant avec l’ancien missel ne refusent pas de célébrer avec le nouveau » (p. 282, note 1).
Comme l’ont déjà fait remarquer Jean Madiran et Denis Sureau, en promulguant le motu proprio libéralisant la messe selon le rite traditionnel, Benoît XVI n’a pas rendu obligatoire la messe selon le rite ordinaire. Il a demandé que la célébration avec les nouveaux livres ne soit pas exclue « par principe ». Jean Madiran l’a souligné : « Refuser la messe montinienne par principe, ce serait la refuser comme invalide ou comme hérétique ». Ce qui n’est pas le cas, sauf exception. Et, comme l’a écrit Denis Sureau, « le curé célébrant selon la forme ordinaire n’est pas contraint de célébrer dans la forme extraordinaire ; on voit mal pourquoi l’inverse s’imposerait. »
La coexistence de deux liturgies de rite romain est une nouveauté dans l’histoire de l’Eglise catholique. Mais il y a des précédents historiques pour d’autres rites, et des précédents qui durent depuis des siècles : le rite byzantin, pour s’en tenir aux Eglises catholiques, s’exprime à travers différentes formes : le rite byzantin-ukrainien, le rite grec-melkite, etc.
C. Geffroy estime encore que la multiplication de paroisses dévolues au seul rite dans sa forme traditionnelle « risquerait de favoriser la tentation du “ghetto“ » (p. 281). Cette crainte me semble infondée. À Paris, il y a eu neuf paroisses dévolues exclusivement à l’un ou l’autre des rites catholiques orientaux. On ne voit pas que les fidèles qui fréquentent ces paroisses de rite oriental aient la sensation d’être dans un « ghetto » ou soient amenés à mépriser les catholiques de rite romain. Au contraire, même, elles ont été attirantes : depuis les années 1970, des fidèles ont déserté leurs paroisses habituelles, où le rite romain était trop bouleversé, pour rejoindre ces paroisses de rite catholique oriental.
On relèvera enfin que C. Geffroy fait des propositions concrètes qui sont de nature « à changer assez profondément l’esprit de la liturgie actuelle [montinienne]» (p. 284-285). Benoît XVI a déjà montré l’exemple sur certains points, et, en France, certains prêtres ont commencé à l’imiter.
Le livre de Christophe Geffroy, malgré les quelques divergences que l’on peut exprimer, est très utile. Il devrait être lu par les évêques français qui, pour nombre d’entre eux, connaissent mal le monde traditionaliste, son histoire, ses divisions et subdivisions. Il devrait être lu aussi par les historiens, y compris par les historiens catholiques du catholicisme contemporain qui, sauf exceptions très rares, lorsqu’ils abordent, la crise de l’Eglise et les résistances qu’elle a suscitées, sont, à l’évidence, mal informés. Il devrait être lu, enfin, par les catholiques traditionnels eux-mêmes qui, parfois, connaissent mal ce qu’a fait Rome, ce qu’a dit Rome et les raisons des divisions et des séparations qui ont affecté leur propre histoire.
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[1] Card. Joseph Ratzinger, « Peut-on modifier la liturgie ? Réponses à des interrogations », dans le volume collectif L’Eucharistie, pain rompu pour un monde nouveau, Fayard, 1981, p. 167.
[2] Page 21, C. Geffroy avait déjà écrit : « la crise qui s’est manifestée au grand jour après le concile ».
[3] Lettre publiée dans la Documentation catholique, le 5 avril 1970, p. 343.
[4] Supplément au n° 142 d’Itinéraires, avril 1970, et encore dans Présent du 16 octobre 2008.
[5] Emilio Cavaterra, Il Prefetto del Sant’ Offizio. Le opere e i giorni del cardinale Ottaviani, Milan, Mursia, 1990, p. 95 et p. 117-118.
[6] Mais Cavaterra semble ignorer et le P. Guérard des Lauriers et Cristina Campo et les autres rédacteurs du Bref.

vendredi 19 septembre 2008

[Alétheia n°131] Entretien avec l'abbé Paul Aulagnier

Aletheia n°131 - 18 septembre 2008

Après la visite historique de Benoît XVI aux catholiques de France, plutôt que d’ajouter mon commentaire à ceux déjà publiés, je crois utile de publier le témoignage d’une des figures historiques du traditionalisme français. Non pas seulement son témoignage sur Benoît XVI, mais son témoignage sur l’évolution de l’Eglise durant ces dernières décennies et sur le retour de la Tradition.
L’abbé Paul Aulagnier a été le premier prêtre français ordonné par Mgr Lefebvre. Il a été pendant trois ans professeur et sous-directeur au séminaire d’Ecône. Puis, de 1976 à 1994, il a été supérieur du District de France de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X. Durant ces dix-huit années, il a fondé un nombre considérable de prieurés, de chapelles et d’écoles, une revue et une maison d’édition. Pendant cette période, et jusqu’en 2002, il fut Assistant général de la FSSPX. Quand les traditionalistes brésiliens, autour de Mgr Rangel, se sont réconciliés avec le Saint-Siège et ont obtenu, par les Accords de Campos (2002), la création d’une Administration apostolique personnelle, l’abbé Aulagnier a pensé que la FSSPX devait suivre la même voie. La FSSPX, en ses instances dirigeantes, était – et reste – opposée à un accord avec Rome.
L’abbé Aulagnier a donc été exclu de la FSSPX. Avec d’autres prêtres issus de cette même Fraternité sacerdotale (l’abbé Philippe Laguérie, l’abbé Guillaume de Tanoüarn, l’abbé Christophe Héry), il a été alors un des fondateurs de l’Institut du Bon Pasteur qui s’attache à la célébration exclusive de la liturgie traditionnelle. Cet Institut a été reconnu par le Saint-Siège le 8 septembre 2006.En février dernier, par une convention passée entre le diocèse de Versailles et l’Institut du Bon Pasteur, l’abbé Aulagnier a reçu mission de célébrer la messe et les autres sacrements à Rolleboise.
On lira les réponses de M. l’abbé Aulagnier à la fois comme un témoignage et comme une prise de position.
Y.C.


Mgr Lefebvre avait demandé à Paul VI puis à Jean-Paul II : « Laissez-nous faire l’expérience de la Tradition ». Peut-on dire que les Accords de Campos, la création de l’IBP, le motu proprio du 07.07.2007 et la convention signée pour Rolleboise sont autant de réponses à cette demande ?
Je pense que l’on peut répondre par l’affirmative, mais en donnant des précisions.
Mgr Lefebvre, de fait, a toujours demandé, d’une manière pressente, aux autorités romaines : « Laissez-nous faire l’expérience de la Tradition ». Après le Concile du Vatican II, toutes les expériences sont permises, tolérées, par la hiérarchie tant en matière liturgique, qu’en matière pastorale, tant dans le domaine de l’enseignement catéchétique que dans le domaine social et politique … Le succès de ces expériences est loin d’être probant. Les églises se vident. Les séminaristes quittent les séminaires, ceux qui y restent abandonnent leur « froque », sont en quête de nouveautés. Il faut rejeter toutes les « traditions ». J’ai connu cela au Séminaire français de Rome … dans les années 1964-1968.
Dans cette situation tout à fait révolutionnaire, Mgr Lefebvre, sollicité par quelques jeunes étudiants et surtout préoccupé lui-même par la crise sacerdotale, organise, dès 1969, un séminaire à Fribourg puis à Ecône, dans le Valais en Suisse. C’est, alors, immédiatement, - on peut y voir la main de la Providence -, un franc succès… à l’échelle mondiale. Les vocations viennent de tous les continents. Là, le sacerdoce est aimé. La sainte liturgie antique aussi. On ne veut que celle-là ! Des maisons sont créées, des écoles catholiques s’ouvrent. Aussi, fort de ce succès, Mgr Lefebvre lance aux autorités de l’Eglise : « Laissez-nous donc faire l’expérience de la Tradition. Laissez-nous la liturgie antique de l’Eglise ». Pour l’heure, il n’en est pas question. On cherche plutôt à la supprimer indûment. S’y sont plus particulièrement employés ses ex-confrères du séminaire français, des années 1925, comme le cardinal Garonne, le cardinal Villot (rien moins que Secrétaire d’Etat), pour ne citer que les plus connus. Et lorsque Mgr Lefebvre, à cette époque, demande « Laissez-nous faire l’expérience de la Tradition », c’est dans cette atmosphère très conflictuelle. Rome n’envisage nullement de laisser faire cette expérience dans le cadre juridique précis d’une œuvre sacerdotale, la FSSPX. Non ! Rome veut supprimer ce qui apparaît comme un obstacle à l’ « aggiornamento conciliaire ».
Mais le temps passe, les hommes aussi. La révolution conciliaire montre chaque jour d’avantage son échec … Rome commence à poser un regard nouveau sur le problème de la réforme liturgique, sur le problème de la messe. Nous sommes en 1988, juste après les sacres faits par Mgr Lefebvre sans l’autorisation romaine. Cette abolition de la messe dite de Saint Pie V, raison essentielle du combat de Mgr Lefebvre, retient enfin l’intelligence des prélats. Le cardinal Ratzinger, soutenu par le cardinal Stickler, aujourd’hui décédé, montre, dans plusieurs ouvrages, que cette interdiction est injuste, anti-canonique, qu’il faut faire droit à la demande des « traditionalistes ». En même temps, les œuvres sacerdotales de ce « courant traditionaliste » deviennent plus stables, plus fortes. On peut alors envisager de leur donner une structure juridique dans le sein de l’Eglise en faisant droit à leur légitime demande en matière liturgique.
L’année jubilaire arrive. Nous sommes en l’an 2000. Rome, à cette occasion, reprend contact avec les pères de Campos au Brésil, avec les évêques de la FSSPX. Ces derniers ne suivront pas, malheureusement. Mais l’union des cœurs et des intelligences peut se faire avec les pères de Campos et sur la liturgie et sur l’interprétation du Concile. Rome leur concède une forme canonique que je considère comme formidable. Elle leur laisse toute liberté en matière de gouvernement, d’apostolat et de liturgie, par l’octroi d’une Administration Apostolique. À l’intérieur de cette Administration, tous les prêtres peuvent faire réellement « l’expérience de la Tradition », comme Mgr de Castro Mayer le souhaitait.
Mais vous pouvez voir la différence entre la demande de Mgr Lefebvre en 1969 et la réponse de Rome en 2002, date de la réconciliation des pères de Campos avec Rome. Cette expérience se fait dans un cadre légal, dans une situation apaisée. Et c’est ainsi que toutes les communautés « traditionalistes », la FSSP, l’Institut du Christ Roi, la communauté de Chemeré-le-Roi, la monastère de Dom Gérard … obtiennent, à des temps historiques différents et d’une manière différente, et un statut canonique et le droit légitime à l’usage de tous les sacrements dans leur forme ancienne. « Laissez-nous faire l’expérience de la Tradition », le « slogan » de Mgr Lefebvre, hier, devient pour beaucoup une réalité. Il a fallu attendre près de quarante ans pour obtenir cela. Grâce à la détermination de Mgr Lefebvre. Il faudra bien qu’il soit un jour sur les autels … C’est aussi ce qu’a obtenu, en 2006, l’Institut du Bon Pasteur : l’usage exclusif de la messe tridentine ... À nous aussi est donnée cette liberté … encore que notre liberté d’action soit bien moins grande que celle des pères de Campos dans leur Administration Apostolique. Car autre est une Administration Apostolique, autre un simple Institut de droit pontifical. Nos implantations - mais non point notre droit à la liturgie « ancienne », la nuance est capitale - sont dépendantes de l’autorité de l’ordinaire du lieu, l’évêque, alors qu’il suffit à l’autorité d’une Administration Apostolique d’avertir l’évêque résidant d’une nouvelle création ou fondation …Vous pouvez mesurer la différence. C’est ce qu’on appelle l’exemption. Pour moi, cette structure est essentielle au retour de l’ordre ecclésial. Peu d’évêques pensent ainsi… Mais c’est à cette seule condition que l’expression de Mgr Lefebvre « laissez-nous faire l’expérience de la Tradition » prendra toute sa valeur et sa portée. Voilà ce que Mgr Fellay devrait demander à Rome. C’est bien plus important que de vouloir débattre sur la doctrine, comme il semble toujours le vouloir. Dans une « guerre », occuper le terrain est plus important que « palabrer ». Ne croyez-vous pas que la réforme de Cluny triompha grâce à l’exemption des moines vis-à-vis des évêques résidants ? Vous qui êtes historien, vous pourriez, je pense, le confirmer.
Et c’est alors que, comme pour couronner ces trente-six années de combat et de conflit liturgique, Benoît XVI publie, le 7 juillet 2007, le Motu Proprio Summorum Pontificum reconnaissant le droit et la légitimité de la célébration du rite tridentin dans l’Eglise, pour chaque prêtre, sans autre autorisation particulière à demander. Il donne la paix à l’Eglise en matière liturgique et demande aux évêques : « laissez donc faire l’expérience de la Tradition » même pour vos prêtres diocésains. Il faudra certainement du temps pour que les choses se fassent ainsi, mais le principe est affirmé. C’est l’essentiel. Le reste est de l’accidentel. J’attends avec beaucoup d’impatience le jour où Benoît XVI, lui-même, à Rome, « ad caput », célébrera cette messe dans ce rite. Cela viendra bien.
À Rolleboise, avec le titre de vice-chapelain, vous avez pour mission de « célébrer une messe dominicale et la messe quotidienne selon le missel extraordinaire », de célébrer les autres sacrements et d’enseigner le catéchisme. Le village compte 400 habitants. Qui vient à cette messe dominicale ?

Répondre à cette question m’oblige à faire allusion à un petit drame. Les gens qui viennent à Rolleboise, vivre de cette messe tridentine, écouter les sermons, suivre les catéchismes… sont pour la plupart, du moins à l’origine, des fidèles de la FSSPX qui allaient tout près de là, en l’église d’un petit village, près de Mantes-la-Jolie, à Jouy Mautvoisin. Cette église a été pendant de longues années desservie par les prêtres du prieuré Saint-Jean, de la FSSPX. Le diocèse l’ayant quasiment abandonnée, un groupe de fidèles catholiques, organisé en association loi 1901, avec l’aide substantielle de la municipalité, la restaure. Ils avaient, dès lors, la libre gestion et de l’église et de l’association. Ils en assuraient la présidence. Mais ils ne souhaitaient qu’une chose : voir les prêtres de la FSSPX continuer leur ministère. Malheureusement, en mal d’autorité, le prieur voulut, un jour, prendre la présidence. Il s’y est mal pris. Ses supérieurs n’ont pas dû voir le danger. Ce fut le conflit. Une procédure s’en suivit, diligentée, tenez-vous bien, par le prieur. Il obtint gain de cause. Certains fidèles bien légitimement, ceux qui assuraient l’administration de l’association, se sont retirés. Ils se sont réfugiés dans une grange, chez une personne amie. M l’abbé de Tanouärn de l’IBP les a pris en pitié. J’ai proposé mes services. Le Motu Proprio est arrivé. D’autres fidèles de la région de Bonnières, toute proche, les rejoignent. Ils entretiennent de bons contacts avec leur curé. Mes relations avec Mgr Aumonier - je le connais depuis 1964 au séminaire français - permirent de trouver rapidement une solution. Une convention est signée entre le diocèse de Versailles et l’Institut du Bon Pasteur. La convention a été signée le premier dimanche de l’Avent 2008 jusqu’à la fin août. Elle vient d’être renouvelée.
Vous n’êtes donc pas tenu de célébrer la nouvelle messe ni de concélébrer ?

Je ne suis tenu ni à célébrer la nouvelle messe, ni à concélébrer. Je le refuserais du reste. Je veux bien, par contre, assister à la messe chrismale pour montrer l’unité du « presbyterium » autour de l’évêque. En matière liturgique, je reste en effet toujours attaché à la position de Mgr Lefebvre et à la position du cardinal Ottaviani exprimée dans sa lettre de présentation à Paul VI du Bref examen critique : « Toujours les sujets, pour le bien desquels est faite la loi, ont eu le droit et plus que le droit, le devoir, si la loi se révèle tout au contraire nocive, de demander au législateur, avec une confiance filiale, son abrogation. C’est pourquoi nous supplions instamment Votre Sainteté de ne pas vouloir que – dans un moment où la pureté de la foi et l’unité de l’Eglise souffrent de si cruelles lacérations et des périls toujours plus grands, qui trouvent chaque jour un écho affligé dans les paroles du Père commun – nous soit enlevée la possibilité de continuer à recourir à l’intègre et fécond Missel romain de saint Pie V, si hautement loué par Votre Sainteté et si profondément vénéré et aimé du monde catholique tout entier ».
Ce n'est pas au moment où le droit à l’usage de la messe « tridentine » est enfin légalement reconnu que je vais célébrer la nouvelle messe. Elle reste, pour moi, toujours équivoque. Elle favorise toujours l’hérésie protestante. Tant qu’elle sera célébrée « telle qu’elle » dans l’Eglise, il est vain d’espérer une restauration du sacerdoce, il est vain d’espérer, malgré tous les appels, les prières, un retour de la jeunesse dans les séminaires. Pour monter « à l’autel de Dieu », il faut un idéal fort, il faut une compréhension du vrai sacerdoce catholique. Il faut que soit rappelée la distinction essentielle entre le sacerdoce des fidèles et le sacerdoce hiérarchique. Or le rite nouveau, ce rite « moderne » pour s’exprimer comme Mgr Gamber, - expression que j’aurais préféré rencontrer dans le § 1 du Motu Proprio de Benoît XVI - entretient toujours la confusion du sacerdoce des fidèles d’avec le sacerdoce ministériel. Il faut une réelle confession de la sainte Eucharistie, du saint sacrifice propitiatoire de la Croix, renouvelé sur l’autel. Ce sacrifice, son actualité, est la raison du prêtre. C’est pourquoi il faut nécessairement procéder à la « réforme de la réforme ». Cette idée est celle de Benoît XVI. Il en a très souvent parlé alors qu’il était encore cardinal. Je prie pour que la Providence lui laisse le temps de mener à bien cette œuvre. Il s’y emploie par petites touches successives mais certaines : la restauration du latin, la célébration face à l’Orient, ou du moins face à la croix, la communion sur les lèvres, à genoux, par les mains du prêtre… Tout cela est important et montre le chemin à suivre... Voilà aussi une des raisons du retour de la messe tridentine dans l’Eglise.
Vous participez, néanmoins, aux réunions du doyenné comme le prévoit la convention. Comment le clergé du diocèse a-t-il accueilli l’ « expérience » de Rolleboise ?

Je dois participer en effet, aux différentes réunions des prêtres du diocèse. Je suis, de fait, invité à participer aux réunions du doyenné. Elles sont régulières. Le doyen est très « ouvert ». Mais certains de ses confrères sont plus « craintifs » et lui ont demandé d’aller doucement. Alors, pour l’instant, je suis invité à prendre part seulement au repas… Certains, me dit-on, seraient gênés, pour les discussions, par ma présence… Alors tel prêtre du doyenné m’invite à sa table pour faire meilleure connaissance. Je ne fus invité, pour l’instant qu’une fois… Je pense qu’il faut aller doucement. C’est « eux » qui sont un peu craintifs. Moi, je suis prêt à participer à toutes leurs réunions.
Si donc les contacts avec les prêtres du doyenné sont encore timides, par contre, j’ai les meilleures relations avec mon « chapelain », le curé de Bonnières. Il est très délicat, attentif, respectueux de notre communauté, désireux de répondre positivement à nos demandes légitimes. Lorsqu’il vient dire la messe, dans le cadre de la convention, en tant que chapelain, il ne célèbre que la messe tridentine. Il la dit mieux que moi. Il faut dire qu’il passa quatre ans au séminaire d’Ecône…
Mgr Aumonier m’a très gentiment reçu dans son diocèse. Nous sommes de « vieux » amis du Séminaire français. Des amis intimes…Nous étions, à l’époque, très proches sur bien des points. Il a un peu évolué… Je lui ai demandé dernièrement s’il voulait bien me donner le titre plein et entier de chapelain. J’ai argumenté en utilisant le droit canon… Par l’intermédiaire de son vicaire épiscopal, il m’a fait savoir qu’il préférait le statu quo… ce statut canonique devant régler un autre problème sur son diocèse. Je m’en contente donc d’autant plus que le curé de Bonnières est intelligent et agit avec beaucoup de délicatesse… Mais on peut dire que ce ne sont pas, malgré tout, « les grands amours ». On sent qu’ils craignent un peu. Ce n’est pas encore demain que les instituts sacerdotaux dépendant de la Commission Ecclesia Dei auront des « paroisses personnelles » avec le droit strict et exclusif de la messe tridentine. Je crois réellement qu’il faut patienter… Toutefois le mouvement vers le retour à la messe tridentine est aujourd’hui inéluctable.
Quel regard portez-vous sur la situation actuelle de la FSSPX et la position de ses responsables (je pense aux récentes déclarations de Mgr Fellay et de Mgr Tissier de Mallerais) ?

Je trouve mes confrères très durs, trop durs. Il est tant qu’ils « normalisent » leur situation avec Rome. Je pense que le grand succès de la visite du Pape à Paris les fera réfléchir. Ils ne peuvent pas se maintenir en marge de ce grand courant ; ils ne peuvent pas s’isoler. Ce serait terrible. Ils trahiraient Mgr Lefebvre et tout son combat qui est un combat d’Eglise, pour l’Eglise.
Les évêques de la FSSPX, auxquels je reste attaché, me paraissent trop catégoriques. Les déclarations de Mgr Tissier de Mallerais au magazine américain The Angelus sont manifestement excessives. Elles viennent d’être repris dans le dernier numéro de Fideliter. Et tout ce qui est excessif est sans valeur. Le discours de Mgr Fellay, à Saint Malo, le 15 août denier, est également trop brutal. L’un et l’autre attaquent de front. Mgr Lefebvre n’agissait pas ainsi. Il défendait une tradition, la tradition catholique, Il défendait la doctrine catholique, la sainte messe, la sainte liturgie. Il rappelait la doctrine du catéchisme, il rappelait l’enseignement du Christ-Roi en citant les encycliques de Léon XIII, de saint Pie X, de Pie XI, de Pie XII. C’était l’enseignement qu’il donnait aux séminaristes. Il ne s’agissait pas d’attaques personnelles contre les papes. Là, Mgr Tissier de Mallerais et Mgr Fellay sont redoutables. Pour l’un, Benoît XVI est le pire des modernistes, pour l’autre, le pire des libéraux. Un peu de mesure ! Tout de même.
Nous n’avons rien entendu de tel ni dans le discours du Pape aux Bernardins, ni dans son discours devant la foule immense réunie aux Invalides. Aux Bernardins, il a fait l’apologie de la civilisation chrétienne, œuvre essentiellement bénédictine. Son insistance sur le « quaerere Deum » fut particulièrement heureuse et sa conclusion sur l’ « objectivité » de cette recherche de Dieu et sa nécessité montre la légèreté de la critique de Mgr Tissier de Mallerais. Le « subjectivisme », caractéristique du modernisme, n’est pas du côté que l’on croit ! Aux Invalides, sa présentation du sacerdoce, de la messe, de la présence réelle, du chant grégorien, son appel à la vocation sacerdotale à ces milliers de jeunes auraient plu à Mgr Lefebvre. Pourquoi continuer à se « braquer » ? Pourquoi ne pas s’ouvrir un peu ? Pourquoi ne pas remarquer le changement ? Est-ce par fidélité ? Elle serait mal comprise ! J’aurais envie de leur dire : Ne faites pas du « lefébvrisme ».
La FSSPX parlait jadis de son « ministère de suppléance ». Désormais, dans le bulletin de Saint-Nicolas de Chardonnet par exemple, est employée l’expression de « ministère critique ». Qu’en pensez-vous ?

Je trouve cette expression particulièrement malheureuse et surtout grave. On s’éloigne ainsi de la pensée de Mgr Lefebvre et de son mode d’agir. Comme je vous l’ai dit, tout à l’heure, Mgr Lefebvre ne voulait donner de leçons à personne. Dans cette agitation conciliaire, une vraie révolution, Mgr Lefebvre voulait garder un trésor, le trésor de l’Eglise. Il agissait en évêque, en vrai confesseur de la foi.
Face à la destruction du sacerdoce, il rappelait la doctrine sacerdotale. Il la puisait dans les encycliques de saint Pie X, dans la vie du Curé d’Ars, dans les œuvres et les auteurs de l’Ecole française, dans les ouvrages de M. Olier, du cardinal de Bérulle. Un des « disciples » de Mgr Lefebvre, M. l’abbé Troadec, a eu le mérite de réunir un ensemble de textes de Mgr Lefebvre sur ce sujet. Et c’est très bon. Dans aucune de ces pages, que j’ai lues pendant ces vacances, Mgr Lefebvre n’usurpe « un ministère », un « ministère critique ». Mgr Lefebvre n’exerce aucune censure. Il enseigne. Il édifie. Il construit.
Face à la diminution grave du clergé, il construit concrètement, réellement, des séminaires. Il parcourt la France, le monde entier. Sa parole, sa doctrine, sa douceur, sa personnalité attirent la jeunesse. Un peu comme Benoît XVI ! Il se serait confiné en « critiques », il n’aurait pas rempli le moindre séminaire…
Face à la révolution libérale, au relativisme qui conduit la jeunesse vers un nihilisme destructeur, il rappelle, là aussi, la doctrine catholique, l’absolu de la doctrine catholique, l’absolu de l’appel du Christ et de sa Loi. Les discours actuels du Pape Benoît XVI lui ressemblent beaucoup. Il n’y a là rien de négatif, rien de pessimiste.
Vraiment l’expression est malheureuse. Ce n’est pas avoir connu Mgr Lefebvre, ni l’avoir entendu que de parler, pour lui et son œuvre, de « ministère critique ». Mgr Lefebvre était essentiellement joyeux, positif. Un vrai bâtisseur comme le fut Mgr Lefebvre toute sa vie, tant en Afrique qu’en Europe, conjugue les vertus de prudence, d’espérance et de force. Voilà mon point de vue.
Propos recueillis par Yves Chiron

mercredi 27 août 2008

[Alethéia n°130] "Frère Roger est formellement catholique" - Le cardinal Kasper ne le dit plus

Le jour des obsèques de Jean-Paul II, le cardinal Ratzinger avait donné la communion catholique à Frère Roger, déjà très affaibli. L’image avait stupéfait les journalistes présents – j’en ai eu des témoignages directs – parce que tout le monde croyait le fondateur de Taizé encore protestant.
Plusieurs des cardinaux présents avaient été étonnés d’une telle communion catholique. Interrogé après la cérémonie par le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, le cardinal Kasper, en charge de l’œcuménisme à Rome, avait répondu : « Frère Roger est formellement catholique ». L’expression m’avait été rapportée par Mgr Séguy, ancien évêque d’Autun. Elle m’a été confirmée par un des intéressés, le cardinal Barbarin, dans une lettre.
La communion catholique de Frère Roger n’avait pas étonné Mgr Séguy puisque c’est son prédécesseur, Mgr Le Bourgeois, qui avait donné, pour la première fois, la communion catholique à Frère Roger en 1972. Cette communion, le fondateur de Taizé l’a reçue ensuite de manière continue, jusqu’à sa mort, et n’a plus communié à la cène protestante qui continuait à être célébrée à Taizé en parallèle à la messe catholique.
Mais cette communion catholique de Frère Roger restait inconnue de nombre de catholiques, de nombre de cardinaux, de nombre d’évêques. La preuve : la demande étonnée du cardinal Barbarin en 2005.
Quand, il y a deux ans, j’ai évoqué la « conversion » de Frère Roger dans Aletheia – article relayé par le Monde –, la tempête médiatique a été considérable (des centaines d’articles en France et à l’étranger). Taizé a opposé un démenti, un évêque a cru nécessaire de faire une déclaration (plutôt méprisante à mon encontre).
La biographie de Frère Roger que j’ai publiée, il y a quelques mois[1], a approfondi la question en apportant des éléments dont certains étaient inédits : son grand-père séminariste catholique avant de passer à l’Eglise vieille-catholique puis à l’Eglise réformée ; sa confession habituelle à un prêtre catholique depuis la fin des années 50 ; son approfondissement continu du mystère de l’Eucharistie catholique ; sa communion exclusivement catholique à partir de 1972 ; sa reconnaissance, à partir de la même époque, de la nécessité du « ministère d’unité » du Pape.
Taizé a ignoré ce livre. La Croix l’a censuré. En revanche de nombreux bulletins diocésains, de nombreux sites internet diocésains, les réseaux de librairies catholiques, plusieurs titres de la presse protestante, une partie de la presse catholique l’ont accueilli favorablement.
L’Osservatore romano, dirigé désormais par l’historien italien Giovanni Maria Vian, publie un long entretien avec le cardinal Kasper sous le titre : « Roger Schutz, le moine symbole de l’œcuménisme spirituel »[2].
Le cardinal Kasper rappelle ses liens étroits avec Frère Roger. Il rappelle qu’il a « présidé la liturgie de ses obsèques dans la grande église de la réconciliation à Taizé ». Le journaliste interroge le cardinal : « Que penser de l’expression selon laquelle Frère Roger serait devenu “formellement“ catholique ? ».
Le journaliste, qui connaît bien son sujet, fait clairement référence à la réponse donnée le jour des obsèques de Jean-Paul II. Cette fois, le cardinal Kasper répond plus longuement. Pour ne pas trahir la pensée du président du Conseil pontifical pour la promotion de l’Unité des Chrétiens, voici le passage en son entier :
Au fil des années, la foi du prieur de Taizé s’est progressivement enrichie du patrimoine de foi de l’Eglise catholique. Selon son propre témoignage, c’est bien en référence au mystère de la foi catholique qu’il comprenait certaines données de la foi, comme le rôle de la Vierge Marie dans l’histoire du salut, la présence réelle du Christ dans les dons eucharistiques et le ministère apostolique dans l’Eglise, y compris le ministère d’unité exercé par l’Evêque de Rome. En réponse, l’Eglise catholique avait accepté qu’il communie à l’eucharistie, comme il le faisait chaque matin dans la grande église de Taizé. Frère Roger a reçu également la communion à plusieurs reprises des mains du Pape Jean-Paul II, qui s’était lié d’amitié avec lui depuis le temps du Concile Vatican II et qui connaissait bien son cheminement dans la foi catholique. En ce sens, il n’y avait rien de secret ou de caché dans l’attitude de l’Eglise catholique, ni à Taizé ni à Rome. Au moment des funérailles du Pape Jean-Paul II, le Cardinal Ratzinger n’a fait que répéter ce qui se faisait déjà avant lui dans la Basilique Saint-Pierre, du temps du défunt Pape. Il n’y avait rien de nouveau ou de prémédité dans le geste du Cardinal.
Dans une allocution au Pape Jean-Paul II, dans la Basilique Saint-Pierre, lors de la rencontre européenne de jeunes à Rome en 1980, le prieur de Taizé décrivit son propre cheminement et son identité de chrétien par ces mots : « J’ai trouvé ma propre identité de chrétien en réconciliant en moi-même la foi de mes origines avec le mystère de la foi catholique, sans rupture de communion avec quiconque ». En effet, frère Roger n’avait jamais voulu rompre « avec quiconque », pour des motifs qui étaient essentiellement liés à son propre désir d’union et à la vocation œcuménique de la communauté de Taizé. Pour cette raison, il préférait ne pas employer certains termes comme « conversion » ou adhésion « formelle » pour qualifier sa communion avec l’Eglise catholique. Dans sa conscience, il était entré dans le mystère de la foi catholique comme quelqu’un qui grandit, sans devoir « abandonner» ou « rompre » avec ce qu’il avait reçu et vécu avant. On pourrait discuter longuement du sens de certains termes théologiques ou canoniques. Par respect du cheminement dans la foi de frère Roger, toutefois, il serait préférable de ne pas appliquer à son sujet des catégories qu’il jugeait lui-même inappropriées à son expérience et que d’ailleurs l’Eglise catholique n’a jamais voulu lui imposer. Là encore, les paroles de frère Roger lui-même devraient nous suffire.
On ajoutera, justement, une parole de Frère Roger. Lors d’une commémoration à Cluny (proche de Taizé), le Père Abbé d’une abbaye bénédictine bien connue avait interrogé frère Roger : « Combien y a-t-il de frères catholiques dans votre communauté ? ». Le fondateur de Taizé avait répondu : « Nous sommes tous catholiques, à part un ou deux vieux frères protestants ».
C’est le Père Abbé qui m’a rapporté cette réponse. Taizé refuse le mot de « conversion », le cardinal Kasper aussi. Mais le qualificatif « catholique » doit-il être refusé aussi et fait-il partie de ces « catégories inappropriées » dont parle le cardinal Kasper?
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[1] Frère Roger. Le fondateur de Taizé, Perrin, 416 pages. En librairie ou 20 euros franco auprès d’Aletheia.
[2] On trouve aussi le texte intégral de l’entretien sur l’excellent site de Sandro Magister www.chiesa.

mardi 5 août 2008

[Aletheia n°129] Une interview de Mgr Tissier de Mallerais

Mgr Bernard Tissier de Mallerais a répondu aux questions de la revue américaine The Angelus. Il est utile de faire connaître intégralement ses déclarations aux lecteurs francophones. La traduction publiée ici est parue sur internet. Je l’ai retouchée en quelques endroits d’après l’original américain. 
The Angelus : Après 20 ans d'épiscopat, que pensez-vous de l'état de l'Eglise?
Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Jean-Paul II n'a rien fait pour reconstruire la Foi. La grande apostasie s'est amplifiée, la jeunesse est presque entièrement perdue dans l'impureté et dans les drogues. La liberté religieuse et les droits de l'Homme ont complètement détruit la royauté sociale du Christ. Nous vivons la grande apostasie dont parle saint Paul aux Thessaloniciens : “venerit discessio primum” (II Thess. 2,3).

The Angelus : Quelque chose a-t-il changé dans la Fraternité[1] ? Et si oui : quoi?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : De quelle société parlez-vous ? De la Fraternité Saint Pie X ? Bien sûr, la Fraternité a grandi, Dieu merci, passant de 150 à 450 prêtres ; le nombre de frères a doublé. Peu de nouveaux prieurés ; il vaut mieux consolider la vie en commun des prêtres ! Mais beaucoup de nouvelles missions, partout. Pas beaucoup de nouveaux pays, ce n'est pas nécessaire. Nous devons nous développer là où nous avons débuté. C’est suffisant.

The Angelus : Combien de pays avez-vous visités depuis votre sacre ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : À peu près tous les pays dans lesquels nos prêtres travaillent, sauf le Japon et la Corée. Combien cela fait-il ? Sans doute plus de 30 ou 40.

The Angelus : Qu'est-ce qui vous a impressionné chez les fidèles, quand vous voyagez pour confirmer ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Le grand nombre de familles nombreuses, bien sûr. Parfois plus de 10 enfants - c'est merveilleux ! C'est l'effet de la Grâce du Saint Sacrifice de la messe. Et, cela va avec, les nombreuses écoles de garçons ou de filles ouvertes, des écoles primaires à proximité de nos prieurés dans beaucoup d'endroits. Une église, un prieuré, une école : c'est maintenant l'unité normale.

The Angelus : Qu'aurait-il pu se passer sans les sacres ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Nous serions morts : des prêtres âgés, seulement des prêtres âgés, des Frères âgés, des Sœurs âgées, des séminaires vides et morts ; et pas de Fraternité Saint-Pierre ni tout le reste. La tradition serait morte. Les sacres d'évêques ont été un "acte sauveur" [en français dans le texte]. L'"opération survie" a été un succès complet, grâce à Dieu et grâce à l'acte héroïque de Mgr Lefebvre.

The Angelus : La situation avec Rome est-elle plus encourageante vingt ans après ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Non, rien n'a changé. À part le motu proprio du 7 juillet 2007, qui est un miracle inattendu, et qui change radicalement la pratique du Saint-Siège vis-à-vis de la messe traditionnelle. Mais en pratique, peu de prêtres reviennent à la Tradition. Seuls de jeunes prêtres, quelques-uns parmi eux, sont intéressés. Mais pour ce qui est de la liberté religieuse, des droits de l'Homme, de l'intérêt que Rome porte à notre travail : rien n'a changé - induratio cordium ! Un endurcissement des cœurs, un aveuglement des esprits.

The Angelus : Que voudriez-vous dire à ceux qui prédisaient, en 1988, que la Fraternité Saint Pie X créait une Eglise parallèle ? L'histoire ne leur a-t-elle pas donné tort?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Je vous réponds : où est l'Eglise, mes chers ? Reconnaissez l'arbre à ses fruits. Là où sont les fruits, là est l'Eglise. Je ne veux pas dire que l'Eglise se réduit à la Fraternité, mais que son cœur est dans la Fraternité. La vraie Foi, l'enseignement vrai, les sacrements non abâtardis (the non-bastard sacraments) : tout cela est dans la Fraternité. Partout ailleurs, il y a un mélange plein de compromis à cause du libéralisme et de la faiblesse d'esprit. L'Eglise parallèle, c'est la néo-Eglise de Vatican II : son esprit, sa nouvelle religion ou non-religion (her new-religion or no-religion).

The Angelus : Quel est le développement le plus important des vingt dernières années ? La mort de Monseigneur [Mgr Lefebvre] ? L'élection de Benoît XVI ? Le Motu Proprio ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : La réponse, c'est notre persévérance, notre existence. La continuation miraculeuse de la Tradition. Les sacres d'évêques étaient un simple moyen pour tendre à ce but. Non, la mort de Mgr Lefebvre, l'élection de Benoît XVI, et ce genre de choses, ne sont pas des événements d’importance. Vraiment, il ne s'est rien passé d'important depuis vingt ans, à part le miracle de la survie de la Tradition.

The Angelus : Beaucoup de catholiques qui s'étaient d'abord battus aux côtés de Monseigneur, il y a des années, sont maintenant enclins à unir leurs forces avec Rome qui semble plus conservatrice, en s'alliant à des instituts dont le statut canonique est plus "régulier" au sein de l'Eglise.

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Oui, il y a eu beaucoup de pertes. À cause du manque de principes, de l'infidélité au combat de la Fraternité, de la recherche de compromis, de l’aspiration à la paix, du désir d'une victoire avant le temps que Dieu à prévu. Ces pauvres gens (des prêtres, des religieux, des laïcs) sont des libéraux et des pragmatiques. Ils sont séduits par les sourires des gens du Vatican, je veux dire des prélats de la Curie. Ce sont des gens qui étaient fatigués du long, long combat pour la Foi : "Quarante ans, c'est assez !". Mais ce combat durera encore trente ans. Donc : ne cessez pas, ne cherchez pas de "réconciliation,", mais combattez !
The Angelus : Quel est votre souvenir le plus marquant de Monseigneur ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Le 13 octobre 1969, quand il nous a accueilli au 106, route de Marly, à Fribourg, en Suisse, il était seul et recevait 9 séminaristes dans deux appartements qu'il louait aux Salésiens. Seul et âgé 63 ans, et commençant tout à zéro avec nous, pauvres jeunes gens ! C'était émouvant de voir comment il prenait soin de nous, nous donnant des conférences spirituelles, très simples, théologiques, à l'aide de saint Thomas d'Aquin et de son expérience de missionnaire. Un archevêque, ancien supérieur général [d’une congrégation] de 3.000 membres, ancien délégué Apostolique, et maintenant seul avec neuf jeunes gens à commencer quelque chose pour le bien du sacerdoce, quelque chose dont il ignorait le futur. Réalisez sa Foi !

The Angelus : Quel est le moment le plus marquant de votre séminaire ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Fabuleux ! Mon premier contact avec la Somme de saint Thomas d'Aquin, durant les merveilleux cours du Père Thomas Mehrle, O.P., qui chaque semaine venait de Fribourg à Ecône pour nous enseigner le Christ et Dieu. Quel délice c'était d'entendre le Père Mehrle commenter la Somme, et nous étions là, à lire la Somme en latin, le merveilleux latin de saint Thomas. Combien d'heures de délices, chaque matin, de 8 heures et quart à 9 heures, à ma table dans ma chambre, avec la Somme à méditer et à apprendre ! Et maintenant encore je continue, je fais exactement la même chose !

The Angelus : Direz-vous que le combat pour la messe a complètement changé depuis les sacres ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Absolument pas. Rien n'a changé ! La persécution contre les jeunes prêtres d'aujourd'hui qui retournent à la vieille messe est la même que la persécution contre les bons prêtres, des prêtres qui, il y a 40 ans, restaient fidèles à la messe de leur ordination. À quelques très rares exceptions, les évêques détestent la messe traditionnelle. Leur nouvelle religion s'oppose à la vraie messe, et la vraie messe détruit leur fausse religion, une religion sans sacrifice, sans expiation, sans satisfaction, sans justice divine, sans pénitence, sans renonciation à soi-même, sans ascétisme ; la religion du soi-disant "amour, amour, amour" qui n'est que des mots.

The Angelus : D'un autre côté, ne diriez-vous pas qu'aujourd'hui le combat pour la doctrine est devenu plus important ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : C'est le même combat : ratio cultus, ratio fides. La loi de la Foi est la loi de la liturgie, et la loi de la liturgie est la loi de la Foi : lex orandi, lex credendi ; lex credendi, lex orandi. La devise est vraie dans les deux sens. La messe traditionnelle est l'expression la plus magnifique de la royauté du Christ alors que regnavit a ligno Deus – Dieu a régné par le bois de la Croix. Le mystère de la Rédemption, comme expiation parfaite et surabondante des péchés, s’exprime dans la Messe traditionnelle. Au contraire, ce mystère est obscurci et estompé par la Nouvelle Messe.
En conséquence, le combat contre la liberté religieuse ne peut pas être séparé du combat pour la Messe. C'est vrai aussi du combat contre l'œcuménisme, parce que si le Christ est Dieu, Il est capable par Sa passion d'apporter expiation et satisfaction, pour tous les péchés; de même, Lui seul a le droit de conformer les lois civiles à l'Evangile. Je ne vois pas de séparation entre le combat pour la messe, le combat pour l'esprit chrétien du sacrifice, et le combat pour la royauté sociale du Christ. Les modernistes ne voient pas de différence entre leur nouvelle messe, leur refus du mystère de la Rédemption, et leur dénégation de la royauté sociale de Jésus-Christ. Tout se tient.



The Angelus : À part Mgr Rifan, Rome n'a pas donné d'évêque traditionnel aux communautés "Ecclesia Dei". Que cela signifie-t-il ? Cela ne justifie-t-il pas la décision de Monseigneur ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Oui, bien sûr. À Rome (à quelques exceptions près), ils ne veulent pas d’évêques traditionnels ! Ils n’en veulent toujours pas. La Rome occupée ne peut pas se permettre d’avoir des évêques traditionnels dans l’Eglise. Ce serait la destruction de leur destruction ! Mgr Rifan a eu le cerveau bien lavé, avant d’être « réconcilié ». Il garde la sainte messe traditionnelle, mais ne se bat plus contre la nouvelle messe, la liberté religieuse, et ainsi de suite. Il a dû arrêter le combat.
Les communautés « Ecclesia Dei » ont dû accepter de ne jamais critiquer le Concile de Vatican II ni la nouvelle messe. Ils ont été réduits au silence et ont accepté de se taire. Tel a été le prix de leur « réconciliation ».
Mgr Lefebvre avait donc entièrement raison quand il disait que seuls des évêques entièrement catholiques et entièrement libres, libres de l’influence libérale de Rome, pouvaient travailler pour le bien de l’Eglise en attendant la conversion du Pape.

The Angelus : Quels sont, selon vous, les plus grands défis auxquels la Fraternité et les fidèles devront faire face dans les années à venir ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : D’abord, notre persévérance à refuser les erreurs du concile de Vatican II. Deuxièmement, la force de notre refus de toute « réconciliation » avec la Rome occupée. Troisièmement, le développement de nos écoles, nos collèges pour soutenir une éducation catholique et aider les familles. Quatrièmement, la résistance face à la persécution par les autorités civiles, et proclamer que le christianisme est l’unique source de la civilisation.

The Angelus : Quel regard pensez-vous que Monseigneur porterait sur la crise, vu l’état des choses en 2008 ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Il dénoncerait non seulement le libéralisme – comme c’était le cas avec Paul VI – mais le modernisme, comme c’est le cas avec Benoît XVI : un vrai moderniste, avec la théorie complète du modernisme mis à jour ! C’est si grave que je ne peux pas exprimer mon horreur. Je me tais. Mgr Lefebvre, donc, crierait : « Hérétiques, vous pervertissez la Foi ! ».

The Angelus : Quel conseil donneriez-vous aux parents qui élèvent leurs enfants dans le monde d’aujourd’hui ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Ne vous contentez pas d’avoir des enfants, beaucoup d’enfants, mais élevez-les, éduquez-les ! Ne vous contentez- pas de les nourrir, de leur donner à manger ! Et envoyez-les dans des écoles vraiment catholiques, où ils seront non seulement protégés de la corruption du monde, mais seront formés pour être des chrétiens.

The Angelus : Quel conseil donneriez-vous à des jeunes gens et des jeunes filles qui envisagent la vie religieuse ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Ne l’ « envisagez » pas, ne l’essayez pas non plus, mais entrez-y avec détermination et persévérance ! Mon Dieu, combien de volontés faibles !

The Angelus : Quels sont les livres les plus essentiels, selon vous, pour les fidèles aujourd’hui ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : Pour tous, leur missel (le livre de messe) et leur catéchisme. Pour les jeunes gens, des livres sur la royauté sociale du Christ. Pour les jeunes filles, des livres de cuisine, de couture, et pour aménager la maison.

The Angelus : Que voyez-vous dans les 20 ans qui viennent ?

Mgr Bernard Tissier de Mallerais : En Europe, des républiques islamiques en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Aux Etats-Unis, la banqueroute et la guerre civile. À Rome, l’apostasie organisée avec la religion juive. En nous, de l’héroïsme, de l’héroïsme chrétien. Dans la Fraternité, le sacre de nouveaux évêques, si ça s’avère nécessaire. Je me fais vieux. À Rome, un nouveau pape ? Vraiment, s’il doit être pis encore, il n’y en a pas besoin. S’il doit être un Petrus Romanus, alors là, oui. C’est mon espérance.

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Quelques remarques

Un tel document est révélateur d’une situation — celle de la FSSPX à l’été 2008, vingt ans après les sacres accomplis par Mgr Lefebvre et Mgr de Castro Mayer — et elle témoigne de l’état d’esprit de celui qui a répondu aux questions de la revue américaine.
Mgr Tissier de Mallerais fut un des quatre évêques sacrés par Mgr Lefebvre en juin 1988. Il avait été, en mai précédent, un de ceux qui pensaient que le fondateur de la FSSPX devait accepter l’accord proposé par Rome. Pourtant il se rangea à l’avis, finalement, contraire de Mgr Lefebvre et consentit, le mois suivant, à recevoir de ses mains la consécration épiscopale.
On comprend les motivations qui ont conduit Mgr Lefebvre à choisir l’abbé Tissier de Mallerais pour être un des quatre prêtres appelés à lui succéder. Outre ses éminentes qualités spirituelles — qui apparaissent à quiconque entre en relations avec lui —, l’abbé Tissier de Mallerais avait été, en 1984 et 1985, le principal collaborateur de Mgr Lefebvre dans la rédaction des « Dubia » sur la liberté religieuse qui furent présentés à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi en octobre 1985[2].
Depuis sa consécration, il parcourt le monde pour exercer une « juridiction extraordinaire » ou « de suppléance » : confirmations, ordinations, confessions. Plus discrètement, et toujours dans l’esprit de la juridiction de suppléance qu’il a théorisée[3], Mgr Tissier de Mallerais rend des sentences qui ont « valeur obligatoire ». Il le fait dans le cadre de la Commission canonique Saint Charles Borromée, créée en 1991 et qu’il préside : les sentences rendues concernent des dispenses d’empêchement de mariage, des annulations de mariage ou des absolutions de censures.
On ajoutera que Mgr Tissier de Mallerais est l’auteur de la première biographie historique de Mgr Lefebvre, publiée en 2002, aux éditions Clovis, et saluée comme telle, y compris par les revues historiques scientifiques.
Sans m’autoriser à faire un commentaire exhaustif de telles déclarations épiscopales, je me permettrai quelques remarques immédiates :

• le ton général de cet entretien est plus que pessimiste. Il témoigne, chez son auteur, d’une radicalisation qui n’est pas nouvelle mais qui s’amplifie. Est-ce là la position personnelle d’un des quatre évêques de la FSSPX, position qui n’engagerait que lui ? Ce serait oublier que, pour le commun des fidèles de la FSSPX, les positions exprimées par « leurs » évêques ne se hiérarchisent pas. Preuve s’il en est besoin, ce sont les quatre évêques de la FSSPX qui ont été interrogés par la revue. Trois ont répondu (Mgr Fellay, Mgr Williamson et Mgr Tissier de Mallerais) et The Angelus n’est pas une revue quelconque mais un des organes officiels de la FSSPX aux Etats-Unis.
• les analyses et positions exprimées par Mgr Tissier de Mallerais sont à lire comme une réponse à ce qu’a demandé le cardinal Castrillon Hoyos le 4 juin dernier (cf. Aletheia, 25.6.2008). Le président de la Commission Ecclesia Dei posait comme deuxième des cinq conditions pour aboutir à un accord entre Rome et la FSSPX : « L’engagement d’éviter toute intervention publique qui ne respecte pas la personne du Saint-Père et qui serait négative pour la charité ecclésiale ». En disant de Benoît XVI qu’il est « un vrai moderniste, avec la théorie complète du modernisme mis à jour », Mgr Tissier de Mallerais refuse de se plier aux demandes de Rome. Ces demandes, Mgr Fellay les avait déjà qualifiées d’ « ultimatum » (« shut up » avait aussi traduit Mgr Fellay pour le public américain).
L’accusation de modernisme portée contre le Pape actuel est l’accusation la plus grave que puisse porter la FSSPX contre un membre du clergé. Elle n’est pas nouvelle. Mgr Tissier de Mallerais avait déjà prétendu faire la démonstration du modernisme de Benoît XVI dans une conférence qui, à ce jour, n’a pas été publiée.
• Il ne peut y avoir d’entente avec un pape « moderniste ». C’est ce que dit expressément Mgr Tissier de Mallerais : « Refus de toute “réconciliation“ avec la Rome occupée ». Mgr Fellay avait déjà exprimé un même Non possumus, même si c’était en des termes différents.
• Le ton de Mgr Tissier de Mallerais est plus que pessimiste, il a une tonalité apocalyptique (au sens commun du terme). Il prévoit que des « républiques islamiques » existeront dans cinq pays d’Europe d’ici vingt ans. La chose lui apparaît inéluctable. Il prône un repli communautariste réduit au minimum : les chapelles traditionalistes, les prieurés, les écoles.
Quand on l’interroge sur les conseils de lecture « pour les fidèles », là aussi il énumère une sorte de minimum vital. Il semble réduire le rôle de la jeune fille et de la femme chrétienne à la cuisine, à la couture et à l’aménagement de la maison. Cela rappelle les trois K de l’Allemagne bismarckienne (Kinder, Küche, Kirche : les enfants, la cuisine, l’église). Sans évoquer la légitimité ou la nécessité du travail des femmes, même dans une vision vraiment traditionnelle de la place et du rôle des femmes dans l’Eglise militante, il est clair que les siècles passés et la situation actuelle ne cantonnent pas les femmes chrétiennes aux travaux domestiques. On ne citera pas Jeanne d’Arc ou ces pieuses laïques qui furent à l’origine des principales et considérables œuvres d’aide aux missions au XIXe siècle. Pour nous en tenir à notre XXe siècle si troublé, la militance féminine chrétienne a été bellement illustrée par un nombre considérable de femmes « engagées ». Travailler au Règne social de Jésus-Christ n’est certainement pas l’apanage des seuls hommes chrétiens : que l’on songe à Cristina Campo ou à Katharina Tangari, femmes d’énergie et d’initiatives, qui furent si proches de la FSSPX, ou à Gianna Beretta Molla, médecin, militante d’Action catholique, morte en 1962 dans un si beau sacrifice, béatifiée en 1994.
• Mgr Tissier de Mallerais déplore « l’endurcissement des cœurs, l’aveuglement des esprits » qui règneraient à Rome. Le jugement est sévère et risque d’être renvoyé à celui qui le prononce.

Yves Chiron

[1] En anglais, la « Fraternité Saint-Pie X » est appelée « Society of Saint Pius X ». D’où la réponse d’abord hésitante à la question.
[2] Ces « Dubia », d’un volume de 138 pages, ont connu d’abord une diffusion restreinte, en 1987, par les soins du séminaire d’Ecône, en Suisse. En 2000, ils ont été réédités par les éditions Clovis sous le titre Mes doutes sur la liberté religieuse. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présidée alors par le cardinal Ratzinger, avait répondu par écrit à Mgr Lefebvre. Ces réponses n’ont jamais été rendues publiques, ni par la FSSPX ni par le Saint-Siège.
[3] Sa longue justification sur le sujet a été publiée, en brochure, aux Etats-Unis sous le titre : Supplied jurisdiction and traditional priests, Angelus Press, 2007.